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pour faire un très grand dieu. La même explication peut être donnée pour l’adoration des arbres. Une vague terreur se mêle à la demi-obscurité des forêts. « Si vous vous promenez, dit Sénèque, dans un bois planté de vieux arbres de grosseurs extraordinaires, dont les branches entrelacées interceptent la lumière du ciel, la grande élévation, le calme, l’ombre profonde, tout imprime à votre esprit la conviction qu’un dieu est présent. » Mais disons-le à la louange du genre humain : la reconnaissance fit peut-être encore plus de dieux que la crainte. C’est la gratitude pour les services rendus qui sans doute consacra ici le cheval, ailleurs le bœuf et l’ichneumon, ailleurs encore l’olivier, le hêtre, le chêne. La fène, plutôt que le gland traditionnel, pourrait bien avoir servi de nourriture aux premiers hommes, et quant au chêne, il dut, selon quelques-uns, ses honneurs moins à sa beauté qu’à l’abondance de son fruit, véritable providence pour les porcs, qui sont le plus riche et le plus précieux bétail des époques primitives[1].

Cependant les sentimens de reconnaissance et de crainte n’expliquent pas suffisamment l’origine des religions inférieures. Bien des animaux ont été l’objet d’un culte, qui semblent n’avoir jamais été ni fort utiles ni fort nuisibles : la tortue par exemple, si vénérée chez certaines peuplades de l’Amérique du Nord. D’autre part on a quelque peine, dans cette théorie, à rendre compte de ces créations fantastiques devant lesquelles trembla si longtemps et tremble encore sur plusieurs points du globe l’homme qui n’a pas dépassé un certain degré de culture intellectuelle : serpens et taureaux ailés, animaux à tête humaine, dieux à têtes d’animaux sur un corps humain. Sans doute, l’imagination fut pour beaucoup dans la production de ces monstres sacrés ; mais il reste à expliquer pourquoi elle s’est avisée de les produire. L’imagination ne travaille pas en l’air ; il lui faut un prétexte, un point de départ, des données positives, idées ou faits. Ce sont précisément ces idées qu’il s’agit ici de déterminer.

Quinet suppose que le souvenir, vaguement conservé à travers les âges, des animaux antérieurs au dilivium a bien pu servir de base à ce travail de l’imagination. « Les faunes éteintes des grands mammifères perdus sifflent, hurlent, beuglent, rugissent, au fond des traditions grecques, dont ils forment la plus ancienne couche… L’homme a vécu avec quelques-uns des colosses organisés des premiers temps, et, d’âge en âge, il en a gardé un souvenir d’effroi, que l’éloignement a augmenté. Comme la terreur s’est ajoutée à la distance pour tout grossir et défigurer, ne vous étonnez pas si les

  1. Vauban disait que, « s’il avait à coloniser avec de faibles ressources une île déserte, il commencerait par y lâcher un troupeau de porcs. » (M. Ch. Toubin.)