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par la folie ? Est-ce un tempérament pathologique ou un individu sain, mais d’une nature impressionnable et délicate, doué d’une âme généreuse, ardente pour chercher, puissante pour sentir, que le spectacle du monde jette dans le découragement, les vagues malaises de l’esprit et le dégoût de la vie ?

Le docteur Bucknill est convaincu qu’Hamlet est pathologiquement mélancolique, et qu’il y a peu de simulation dans ses paroles et dans ses actes ; il déclare cependant que sa folie n’en est encore qu’à la période d’incubation. Certes on peut trouver dans Hamlet plusieurs symptômes de la mélancolie pathologique, et l’on pourrait donner une analyse fidèle de son caractère en copiant presqu’à la lettre la description de cette maladie dans un ouvrage spécial, au chapitre : Folie mélancolique. Quant à nous, il nous répugne de croire qu’Hamlet est un fou ou qu’il n’a plus qu’un pas à franchir pour le devenir. D’abord Shakspeare aurait mieux marqué cette tendance, car il a l’habitude de bien indiquer ce que doivent être ses personnages ; or nulle part on ne trouve qu’il ait voulu faire d’Hamlet un malade qui doit bientôt succomber à la folie. Peut-on affirmer que, s’il avait vécu plus longtemps, Hamlet serait devenu fou ? Rien ne le prouve ; au contraire il semble qu’à la fin du drame une sorte d’apaisement se fait dans son esprit. Plus d’hallucination ni de conception délirante, aucun prodrome manifeste de folie : il montre seulement une grande exaltation sur la tombe d’Ophélie. D’autre part, s’il est vrai que la maladie commence souvent avec les idées dominantes qu’on retrouve chez Hamlet, il est impossible de considérer ces idées comme la preuve de perturbations cérébrales. Ces idées peuvent exister chez des individus qui jamais ne seront fous, qui ne donneront même jamais le moindre signe réel de trouble intellectuel, mais dont l’âme trop impressionnable, trop émue et ouverte, trop peu égoïste, s’affecte de toutes les injustices du monde. « Ils ne peuvent supporter les coups de fouet et les mépris du monde, les injustices de l’oppresseur, les affronts de l’homme orgueilleux, les tortures de l’amour dédaigné, les lenteurs de la justice, l’insolence des gens en place et les coups de pied que le mérite patient reçoit des indignes. » Que d’âmes d’élite qui ont pensé ainsi et chez lesquelles le spectacle du monde a amené le désenchantement et le dégoût de la vie !

L’organisation physique contribue sans doute à exalter cette tendance, qui consiste à ne voir que le côté affligeant des choses, et Shakspeare a eu soin de nous montrer Hamlet « gras et ayant l’haleine courte. » En faisant cette remarque, il ne songeait certes pas à l’acteur qui remplissait ce rôle, comme l’ont admis des critiques malavisés. C’est une organisation peu vigoureuse que celle