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suivre des projets maintes fois proposés par lui. Mît-il trop peu de persistance au service de ses idées, ou bien rencontra-t-il trop d’inertie chez les hommes d’état de qui le succès dépendait? Toujours est-il que, lui vivant, la Grande-Bretagne resta désarmée ou à peu près en face des autres puissances européennes. Peut-être n’avait-il au fond que le malheur de vivre dans un siècle où lord Melbourne, un whig cependant, disait : « Rien n’est dangereux comme un homme qui arrive aux affaires avec l’idée qu’il y a quelque chose à faire. » Rien n’est plus étrange, dirions-nous avec plus de raison, que le contraste entre la politique agressive de la Grande-Bretagne depuis 1830 jusque vers 1870, et la faiblesse insigne des moyens militaires dont elle disposait.


II.

L’histoire politique de notre pays sous le règne de Louis-Philippe enregistre à chaque instant de profonds dissentimens entre la France et l’Angleterre. Après la question égyptienne, c’est le droit de visite, puis l’affaire de Taïti, que suit à bref intervalle la grosse négociation des mariages espagnols. Un homme d’état éminent, non moins bon écrivain qu’habile diplomate, M. le comte de Jarnac, dont la mort prématurée a laissé tant de regrets, rappelait ici même il y a peu de temps[1] les principales circonstances de cette histoire en attribuant la plupart de ces désaccords au caractère fâcheux de lord Palmerston. Ceci ne semble pas précisément exact. Il est plus vraisemblable que lord Palmerston ne fut en diverses occasions que l’interprète fidèle des préjugés de ses compatriotes. Au sortir d’une lutte gigantesque qui lui avait coûté plus d’or que de sang répandu, après s’être trouvé, par un singulier bonheur, face à face avec les derniers débris de l’armée française sur le champ de bataille de Waterloo, après avoir vaincu Napoléon, le gouvernement britannique se persuada qu’il était lui-même invincible, que sa flotte ne rencontrerait de rivale dans aucun océan, et que personne ne réussirait à opérer une descente sur son territoire, puisque Bonaparte y avait échoué. Lord Palmerston avait été deux fois secrétaire de la guerre; bien plus, les fonctions militaires de commandant en chef lui avaient été confiées par intérim. Il avait pu connaître par les rapports ou par la conversation des généraux ce qui manquait aux troupes anglaises. La correspondance de sir John Burgoyne est pleine de renseignemens de ce genre; les autres ne devaient pas être plus discrets. Cependant quelle infatuation dans cette lettre que Palmerston adresse à son frère en 1835 : « Le fait est que la

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1873.