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lui avaient permis de constater d’avance ce qui manquait à ses compagnons d’armes. Ce n’est pas de l’impéritie devant Sébastopol qu’on aurait dû lui reprocher; c’est de l’imprévoyance avant la déclaration de guerre.

Le plus étrange est que l’expérience acquise en Crimée ne servit de rien, ou à peu près. Les Anglais semblèrent se dire que, n’étant pas assez bien outillés pour courir les chances d’une guerre européenne, le mieux était de se désintéresser des affaires de l’Europe, que personne assurément n’aurait l’audace de les venir attaquer chez eux. Il a fallu des calamités plus récentes pour les arracher à cette fausse sécurité. De retour à Londres, Burgoyne redevint inspecteur-général des fortifications. Comme dans les années antérieures, il élabora des projets de défense que l’état du budget ne permettait pas d’entreprendre, des réformes militaires que personne ne se souciait d’exécuter. Les honneurs lui arrivaient par un effet nécessaire de l’âge. En 1865, lord Palmerston lui conférait la dignité de constable de la Tour de Londres, sinécure étrange qui n’est qu’un titre sans fonction ni salaire. Un peu plus tard, en 1868, il avait quatre-vingt-deux ans, — le moment de la retraite lui parut arrivé. Ce fut alors qu’il fut nommé field-marshal, la plus haute dignité qu’il y ait dans l’armée anglaise. Son esprit était encore vif; il ne se désintéressait d’aucun récit militaire. Les événemens de 1870 le surprirent. Attaché à l’armée française par un lien de confraternité depuis les événemens de Crimée, il eut la singulière idée d’en donner le témoignage en adressant des lettres de condoléance à l’empereur Napoléon III après Sedan, à Bazaine après la capitulation de Metz. Sur ces entrefaites, une affreuse catastrophe le frappa dans ses plus chères affections. Son fils, officier de navire distingué, commandait le Captain, un navire cuirassé de nouveau modèle, qui périt corps et biens dans le golfe de Biscaye au mois de septembre 1870. Le vétéran anglais ne survécut que de quelques mois à ce malheur.

En tout temps, en tout pays, les hommes qui consacrent soixante-dix ans de leur existence au service de leur patrie sont rares; ils méritent d’être loués. Cependant, s’ils ont occupé des emplois éminens pendant la plus grande partie d’une si longue carrière, le biographe doit se demander en outre, avant d’honorer leur mémoire, s’ils ont marqué leur passage par des réformes utiles. Cette question se pose surtout lorsqu’il s’agit d’un homme de guerre, car il n’est point de profession où la routine soit plus nuisible que dans l’art militaire; il n’en est point qui se transforme au même degré dans l’espace d’une génération. Que sir John Burgoyne ait eu de bonnes intentions, on en acquerra la certitude par l’exposé qui va