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LA MADONE DE L’AVENIR.

m’inspirait le désir de revoir à la clarté du jour l’enchanteresse auprès de laquelle vingt années s’écoulaient avec une vitesse si prodigieuse. Peut-être ne lui rendais-je pas justice. Je me dirigeai donc un matin vers sa demeure, je grimpai les marches d’un escalier interminable et je m’arrêtai au dernier étage. Bien que la porte d’entrée fût entrebâillée, j’hésitais à me présenter, lorsqu’une petite servante traversa en courant l’étroite antichambre avec un panier où résonnaient des plats vides. Comme la seconde porte restait ouverte, je m’avançai vers le salon où Théobald m’avait introduit. Cette fois le salon se trouvait transformé en salle à manger. Une nappe couvrait la table, ou du moins un des bouts de la table devant laquelle était assis un monsieur, — non, un individu qui se penchait en arrière dans l’attitude béate d’un gastronome repu. Tout près de lui, je vis la maîtresse de la maison. Avant de songer à son propre appétit, elle s’était sans doute occupée de son hôte, car d’une main elle retenait sur ses genoux une assiette de macaroni au fumet appétissant, et de l’autre elle levait en l’air un des tubes onctueux de ce plat national. Sur le côté de la table que ne cachait pas la nappe étaient rangées une demi-douzaine de statuettes qu’à leur couleur on aurait pu prendre pour des terres cuites. Le commensal de la Sérafina brandissait son couteau et paraissait faire l’éloge de ces figurines.

En m’apercevant, la plus belle femme de l’Italie laissa tomber le macaroni… dans sa bouche, et se leva en poussant un cri de surprise, sinon de mécontentement. Je devinai aussitôt que la signora Sérafina avait quelque chose à cacher ; en bon diplomate, je feignis de trouver tout naturel le tête-à-tête que je troublais. Je saluai et m’excusai de la déranger à une heure aussi matinale. L’irritation de la dame sembla se calmer. Elle me souhaita la bienvenue et m’offrit un siège. Ce fut d’un air presque gracieux qu’elle me présenta son commensal.

— Un autre de mes amis, dit-elle ; un artiste aussi.

Son ami s’essuya la moustache et s’inclina jusqu’à terre. Évidemment je n’avais pas affaire à un sot. Ce monsieur, à n’en pas douter, était l’auteur des statuettes posées sur la table, et son regard perçant devait reconnaître à première vue un étranger qui a de l’argent à dépenser. En dépit de ses moustaches bien cirées, son nez retroussé nuisait à ses prétentions de joli garçon. Il portait, un peu de travers, une calotte rouge, et je remarquai qu’il était chaussé d’une belle paire de pantoufles brodées. Lorsque Sérafina annonça d’un ton plein de dignité que j’étais l’ami de M. Théobald, il se confondit en éloges et affirma que M. Théobald possédait un génie incroyable.