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que la place n’était pas en état de repousser un assaut[1]. Au surplus, à peine la tranchée est-elle ouverte qu’il se désespère encore; le sol est rocheux, à peine s’y trouve-t-il quelques pouces de terre que l’on puisse entamer à la pioche; les travaux des alliés avancent avec lenteur, tandis que les Russes ont de tous côtés de bons retranchemens, des batteries bien armées et bien servies grâce aux ressources qu’ils retirent de leur flotte. Ce n’est pas un siège dans les conditions ordinaires des opérations de cette sorte ; c’est une armée opposée à une armée sur un terrain facile à défendre, et la plus nombreuse des deux n’est pas celle qui occupe le plateau de la Chersonèse.

L’ingénieur anglais allait avoir de plus graves ennuis. Au début, les deux armées, fortes de 25,000 hommes chacune ou à peu près, s’étaient également partagé la besogne : chacune avait un front d’égale étendue à attaquer; mais, tandis que les Français recevaient des renforts qui remplissaient les vides causés par le feu ou par la maladie et même triplaient leur effectif primitif, les Anglais diminuaient en nombre de jour en jour, et leurs morts n’étaient pas remplacés. En janvier 1855, ils n’étaient plus que 12,000. Aussi leurs travaux restaient-ils en retard, outre que les soldats de cette nation ne se résignent pas volontiers à manier la pelle et la pioche. Ils n’avaient pas de sapeurs comme les nôtres, pas de train des équipages pour effectuer les transports entre Balaclava et le camp. Tout leur manquait en un mot, sauf la bravoure ; or la lutte à la baïonnette n’est après tout qu’un intermède assez rare dans la guerre de siège. Le général Canrobert avait un devoir à remplir; il était obligé de se plaindre que la part de l’œuvre commune dont les Anglais s’étaient chargés restât en souffrance. Non-seulement il fallait qu’il le fît constater par lord Raglan; de plus, sentant la responsabilité que des retards prolongés feraient peser sur lui-même, il devait encore informer le gouvernement français des obstacles soulevés par l’inertie des Anglais. Que quelque blâme dût en retomber sur le général Burgoyne, c’était inévitable. En effet, les rapports du général Canrobert, communiqués à lord Cowley, par ordre de l’empereur, arrivèrent à Londres au moment où l’opinion publique s’attaquait grièvement aux généraux de Crimée. On reprochait aux ministres d’avoir confié le commandement des troupes à des vieillards dans une guerre lointaine où l’énergie mentale et physique n’était pas moins nécessaire que la prudence. Le duc de Newcastle dut céder la place à lord Panmure, dont l’un

  1. Voyez les Premiers jours du siège de Sébastopol, dans la Revue du 15 septembre 1869.