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maître refusa de produire son chef-d’œuvre. Il passait des heures entières à contempler le même tableau. Il ne voulait pas profaner son pinceau, disait-il, en peignant de vulgaires portraits. Peu à peu on cessa d’insister, et il ne tenta rien pour ramener les incrédules. — Les grandes œuvres exigent du temps, on verra ! répétait-il. — Je crois qu’il me fait l’honneur de me regarder comme le chef d’une conspiration dirigée contre lui et qui dure depuis une vingtaine d’années. Parlez-lui de moi, et il vous dira que je suis une horrible vieille qui ai juré sa perte parce qu’il a refusé de peindre ma tête pour servir de pendant à la Flore du Titien. Lorsque je le rencontre par hasard dans un musée, il fixe sur moi ses grands yeux noirs avec une indifférence aussi sublime que s’il contemplait une mauvaise copie d’un Sasso Ferrato. J’ai su, il y a déjà longtemps, qu’il s’occupe d’une madone qui doit résumer les perfections de toutes les madones célèbres de l’école italienne. Peut-être vous a-t-il parlé de sa merveilleuse idée, bien qu’il ne la confie pas au premier venu. Je n’ai qu’un conseil à vous donner : ne lâchez pas votre argent avant d’avoir vu une esquisse. Je me figure, quant à moi, que si l’on pouvait pénétrer dans son atelier, on y trouverait des toiles assez semblables à celle dont il est question dans un des contes de Balzac, — une toile couverte d’affreux barbouillages.

Je me contentai de répondre que, directement ou indirectement, M. Théobald n’avait jamais sollicité une commande, avec ou sans esquisse, et que jamais il n’avait essayé de m’emprunter un écu. Néanmoins les paroles de la dame me causèrent une impression d’autant plus pénible qu’elles semblaient confirmer certains vagues soupçons qui m’étaient déjà venus à l’esprit. Peut-être le malheureux peintre ne possédait-il aucun talent ; mais si M’ « * » Goveniry se trompait, elle commettait une erreur bien cruelle ! La façon dont elle expliquait les exceniricités de mon ami pouvait bien provenir du dépit ; car, à l’époque où Théobald avait refusé avec dédain d’immortaliser ses contemporaines, elle n’était certes pas « une horrible vieille. » Je tenais beaucoup à savoir ce que l’artiste aurait à dire là-dessus. La première fois que je le rencontrai, je lui demandai à brûle-pourpoint s’il connaissait Mme Coventry. Il posa la main sur mon bras et me regarda d’un air attristé.

— Vous aussi, vous vous êtes laissé entraîner chez elle ! s’écria-t-il avec un peu d’amertume. C’est une sotte, une femme frivole et sans cœur, qui a la prétention d’être bonne et affecte de ne parler que de choses sérieuses. Elle ne tarit pas sur « la seconde manière de Giotto, » et à l’entendre parler de la liaison de Vittoria Colonna avec « Michel, » on dirait que Michel demeure de l’autre côté de la rue et qu’on l’attend pour faire le quatrième à une table de whist. Au fond, elle se connaît en beaux-arts comme je connais