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n’était pas forcé de dire son opinion. Le colonel Trochu remarque finement que Guillaume le Conquérant ne s’est pas tant inquiété de débarquer à l’aventure, et que, bien mieux, il a brûlé ses vaisseaux après avoir mis pied à terre. Le vétéran anglais, un peu flatté de cette comparaison, ne se rassure pas si vite; de ce qu’une expédition téméraire a réussi jadis, il n’en conclut pas que toutes doivent réussir. Il a vu bien souvent, dit-il, les Anglais échouer dans des circonstances plus favorables, tandis qu’il ne les a jamais vus triompher dans une entreprise aussi hardie; d’ailleurs il ajoute en lui-même que les Français en parlent à leur aise. Si c’est un insuccès qui se prépare, ils n’auront pas contre eux tous les journaux de l’Angleterre pour leur reprocher d’y avoir pris part. Cependant un mot du prince Napoléon qu’on lui rapporte lui apprend que l’affaire peut être plus grave pour ses alliés qu’il ne le suppose. « Cette expédition est une bêtise, aurait dit ce prince, qui manifeste très haut sa désapprobation; un échec compromettra la dynastie en France, tandis que chez vous ce ne sera qu’un changement de ministère. » Assurément Burgoyne se sera rappelé cet aveu lorsque seize ans plus tard, après Sedan, l’empereur lui confiait que des considérations politiques l’avaient forcé à faire la marche la plus imprudente et la moins stratégique.

Enfin les alliés ont pris pied sur la plage de Kalamita ; ils gagnent la bataille de l’Alma. Burgoyne est de l’avis du maréchal Saint-Arnaud que, comme effet moral, cette victoire vaut autant qu’un renfort de 20,000 hommes; mais que va devenir l’armée anglo-française au lendemain de ce premier succès? Se jeter sur Sébastopol! Il est vraisemblable que la ville est défendue par une garnison plus nombreuse que les assaillans. Attaquer les forts situés sur la rive droite de la Tchernaya ? On les a devant soi; les équipages de siège sont à bord des navires. Il suffit de quelques jours pour les débarquer; mais de Sébastopol à Eupatoria, la côte de Crimée ne présente aucun abri : au premier coup de vent, la flotte gagnera le large; les troupes resteront bloquées en pays ennemi. Il vaut mieux changer de base d’opérations, contourner Sébastopol à distance et venir, au sud de cette forteresse, prendre position sur le plateau de la Chersonèse. Il y a là du moins des baies bien abritées, Balaclava, Kamiesch, où les navires des deux nations se trouveront en sûreté. Burgoyne appuya vivement ce changement de front que les généraux en chef exécutèrent le 27 septembre. Il ne montra pas moins de résolution lorsque fut discutée, entre les deux états-majors, la question de savoir si l’on brusquerait l’attaque ou si l’on entamerait les travaux de siège ordinaires. Il insista vivement pour ce dernier parti, par quoi il fit preuve de plus de prudence que de perspicacité, car le général Todleben convient lui-même