Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/598

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
592
REVUE DES DEUX MONDES.

ter son hôtel pour rendre hommage au beau, a des droits à ma sympathie.

L’accent avec lequel il débita cette jolie phrase acheva de me révéler un compatriote. Il n’y a que les Américains pour s’enthousiasmer ainsi. — J’aime à croire, lui répondis-je, que, si ce jeune homme est un vil trafiquant newyorkais, vous ne le trouverez pas moins digne de votre estime.

— Les Newyorkais, répliqua-t-il avec une gravité qui semblait me reprocher mon badinage peu patriotique, sont de nobles protecteurs des beaux-arts.

La tournure que prenait cet entretien nocturne ne me rassurait pas. Mon compagnon était-il un Yankee entreprenant, un peintre sans ouvrage, désireux d’extorquer une commande ? Par bonheur, je n’eus pas à défendre ma bourse. L’horloge de la tour qui se dressait en face de nous sonna le premier coup de minuit. Ma nouvelle connaissance tressaillit, s’excusa de m’avoir retenu et se disposa à s’éloigner ; mais comme ma curiosité se trouvait éveillée, je lui proposai de faire route ensemble. Il y consentit volontiers. Traversant la piazza, nous longeâmes l’arcade ornée de statues du musée des Offices et nous gagnâmes l’Arno. Quel chemin suivis-je ? Il ne m’en souvient guère. Je me rappelle seulement que, tandis que je me promenais à l’aventure, je fus initié à des théories esthétiques qui ne manquaient pas d’une certaine originalité. J’écoutai cette conférence en plein air avec une sorte de fascination, ne sachant trop que penser du singulier professeur. Il avoua, en secouant tristement la tête, son origine américaine.

— Chez nous, s’écria-t-il, le sens artiste n’a pour s’exercer qu’un champ aussi stérile que laid ! Malheureux déshérités de l’art, nous sommes exclus du cercle magique, condamnés à rester toujours superficiels ! Jamais nous n’atteindrons la perfection. Un peintre américain, s’il veut exceller, a dix fois plus à apprendre qu’un Européen ; nous n’avons ni goût, ni tact, ni force. Comment en aurions-nous ? Notre rude climat, notre passé silencieux, notre présent tapageur, la banalité dont l’étreinte nous comprime par tous les côtés sont aussi vides de ce qui peut inspirer un artiste, que mon cœur est vide d’amertume en avouant cette vérité. Nous n’avons d’autre ressource que de vivre dans un perpétuel exil !

— Franchement, répondis-je en souriant, vous me paraissez être chez vous dans l’exil, et Florence me semble une assez jolie Sibérie. Voulez-vous que je vous dise ma pensée ? Rien ne me paraît plus oiseux que de gémir sur notre manque d’un sol propice à l’inspiration. Le vrai rôle de l’artiste est d’essayer de produire quelque chose de bon. Inventez, créez ! Il n’existe dans notre glorieuse constitution aucun article qui s’y oppose. Quand il vous faudrait