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pesées sans doute, à Londres comme à Paris, et cependant ce fut de là que parvint un beau jour aux commandans en chef, dont l’un au moins ne s’en souciait guère, l’ordre d’entreprendre cette nouvelle expédition des Argonautes.

Le 13 juillet, lord Raglan recevait du duc de Newcastle, ministre de la guerre, une lettre ainsi conçue : « La levée du siège de Silistrie et la retraite de l’armée russe au-delà du Danube donnent un aspect tout à fait nouveau à la guerre, et rendent nécessaire de considérer quels seront nos prochains mouvemens. Le cabinet est unanimement d’avis que, à moins que le maréchal Saint-Arnaud et vous vous ne vous sentiez pas assez préparés, vous fassiez le siège de Sébastopol, car nous sommes plus que jamais convaincus qu’il sera impossible de conclure une paix honorable et durable sans la prise de cette forteresse et la capture de la flotte russe. L’empereur des Français a exprimé son entière adhésion à cette opinion, et, je pense, il écrit dans ce sens au maréchal[1]. » Ceci n’était qu’une lettre privée. La dépêche officielle, arrivée trois jours après, était plus impérative encore; elle ne laissait à lord Raglan que le choix entre obéir ou résigner son commandement. M. Kinglake raconte qu’au reçu de cette dépêche lord Raglan fit appeler sir George Brown, celui de ses divisionnaires qu’il consultait le plus volontiers, un sexagénaire comme lui et comme lui encore un élève de Wellington. « Nous avons, vous et moi, l’habitude, lui répondit celui-ci, de nous demander dans les cas graves comment aurait fait le grand duc en pareille circonstance. Ma conviction est qu’il n’eût pas accepté la responsabilité de ce que l’on veut vous faire faire. Néanmoins je suis d’avis d’obéir, car la lettre du duc de Newcastle est si précise que, si vous refusez, il enverra quelqu’un de moins scrupuleux pour exécuter ses instructions. » Lord Raglan fut convaincu, et en prit son parti. Il est de fait qu’il n’y avait alors dans l’armée anglaise personne qui osât tenir tête aux ministres comme l’avait fait Wellington au temps des guerres de la Péninsule. Les généraux français, les amiraux des deux nations, se décidèrent aussi promptement à courir la chance qu’on leur imposait. Ce qu’ils en pensaient au fond, la correspondance de Burgoyne va nous l’apprendre, du moins pour quelques-uns d’entre eux.

De retour à Londres au mois de mai, Burgoyne avait repris les fonctions d’inspecteur-général des fortifications. Par son âge, par sa situation et son expérience, il semble qu’il devait être le conseiller intime d’un ministre de la guerre civil tel qu’était

  1. Le texte de cette lettre et quelques détails qui vont suivre sont empruntés à l’ouvrage bien connu de M. Kinglake. C’est un auteur dont il faut se défier lorsqu’il parle de nos compatriotes ; en ce qui concerne les actes et les opinions de lord Raglan, dont il était le secrétaire, il mérite assurément quelque confiance.