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l’armement des forçats et des enfans pour exterminer l’envahisseur. Après quoi, gouverneur et législature s’étaient empressés de décamper les premiers, aussitôt que le danger avait été proche. Leur inoffensif verbiage avait fait sourire Sherman. Quant à ses officiers, ils se donnèrent l’amusement de se réunir en assemblée dans la salle des représentans, d’y procéder à l’élection d’un président, et d’y tenir une séance burlesque.

On peut gouverner les hommes avec des assemblées et des proclamations tant que cette monnaie a cours, mais on ne repousse pas une invasion avec des fictions. Quand la baïonnette paraît, la fiction s’envole. Pour s’opposer à Sherman, il aurait fallu autre chose que des discours, il aurait fallu une bonne armée, et les confédérés ne pouvaient retirer un seul soldat des défenses de Richmond. On envoya bien en Géorgie des chefs comme Beauregard pour essayer d’organiser une résistance. Ils reconnurent vite qu’elle était impraticable. Quelques meules de paille furent incendiées par l’ennemi, ces destructions furent facilement arrêtées par la menace de dévastations complètes là où elles auraient été commencées. Enfin Sherman, ayant eu des hommes atteints par des torpilles qui éclataient sous leurs pieds, fit placer des prisonniers en tête de toutes ses colonnes. De nos jours, un chef militaire, libre d’étendre à son gré les responsabilités, a vite raison des résistances anonymes. Rien ne s’opposa donc à la marche de Sherman. Aussi d’un bout à l’autre de la confédération les ténèbres créées par des bulletins mensongers se dissipèrent, les espérances s’envolèrent. L’incendie des établissemens du gouvernement rebelle partout où on en rencontrait, la destruction des propriétés appartenant aux instigateurs de la sécession, firent comprendre à tous que l’heure du succès était passée, et que les maux de la guerre allaient se faire sentir partout sans compensation. L’effet moral fut immense, et l’effet moral à produire sur un peuple n’est-il pas une des parties essentielles de la guerre ? Chez les nègres aussi, à la vue des armées fédérales apportant avec elles le mot magique de liberté, un sentiment nouveau s’éveillait. Un soir que Sherman était assis au coin du feu après avoir fait raser devant lui la propriété du général Cobb, ancien ministre des États-Unis avant la guerre et un des chefs de l’insurrection, il vit un vieux nègre qui, une chandelle à la main, l’examinait attentivement. « Que me voulez-vous, bonhomme ? — Li dire à moi que li être massa Sherman. — Je répondis que c’était vrai et lui demandai ce qu’il voulait ; mais il voulait seulement me regarder, et il répétait tout bas : — Li nègre pas dormir di nuit. — Je lui demandai pourquoi il tremblait ; il répondit qu’il voulait être sûr que nous étions bien des yankees, car une fois la cavalerie rebelle