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en toute circonstance exclusivement renfermé dans son rôle de soldat. Si, comme tel, il a dû être quelquefois impitoyable vis-à-vis des populations des états insurgés, l’homme s’est montré bienveillant pour elles. Gouverneur temporaire de Memphis, grande ville reprise aux confédérés, il a mis tous ses soins à y effacer les dernières traces de la guerre civile. Par ses ordres, les églises, les écoles, les théâtres, les magasins, se sont rouverts, la municipalité a repris ses fonctions, les journaux mêmes ont été autorisés à reparaître[1]. Après la capitulation de Vicksburg, il se met à un autre point de vue. Ce grand succès, qui assurait le rétablissement de l’autorité fédérale dans l’ouest, avait coïncidé avec une victoire défensive, il est vrai, mais non moins importante, remportée par l’armée du Potomac aux environs de Washington, la bataille de Gettysburg. Selon Sherman et bien d’autres, ces deux faits de guerre simultanés, ces deux échecs des confédérés auraient dû marquer la fin de la lutte. Leur point d’honneur était sauf ; ils avaient vaillamment combattu, mais la fortune se tournait contre eux, le moment était venu de se soumettre à la loi du plus fort, et d’arrêter l’effusion du sang et des dévastations désormais sans but ; or ni les chefs ni la population rebelle ne l’entendaient ainsi. Le gouvernement confédéré n’avait aucun intérêt à traiter. Il n’y a que les gouvernemens à longues perspectives qui sachent braver l’impopularité en traitant à temps pour sauvegarder l’avenir. Un pouvoir éphémère, au contraire, n’ayant de justification que dans le succès, est condamné à réussir ou à périr. Est-il étonnant qu’il joue jusqu’à sa dernière carte ? S’il perd, que lui importe le lendemain ? Quant à la foule esclavagiste, abusée par les mensonges de la presse, surexcitée par les femmes, qui avaient mis toute leur passion dans la lutte, elle voulait la continuation de la guerre. Avec son jugement si prompt et si juste, Sherman ne fut pas long à reconnaître combien les espérances de paix étaient chimériques. Il fallait dès lors réagir au plus tôt contre le sentiment de lassitude qui suit toujours les grands efforts et qui en fait perdre souvent les fruits. Il

  1. Il leur a toutefois donné deux avertissemens caractéristiques, l’un, de ne parler de lui en aucune façon, ni en bien ni en mal. « Tout ce que le monde a besoin de savoir, écrit-il, est que je suis un soldat dont le devoir est d’obéir aux ordres de mes chefs, aux lois de mon pays, de vénérer sa constitution, et que, lorsque j’exerce une autorité, je l’exerce de mon mieux, et n’en dois compte qu’à mes supérieurs. » L’autre, plus général, était conçu en ces termes : « Si je trouve la presse de Memphis honnête, loyale, exclusivement dévouée à son pays, elle n’aura pas de meilleur ami que moi ; mais si elle se montre personnelle, diffamatoire, si elle se permet des insinuations, des allusions à des entreprises ténébreuses, si elle ne cherche qu’à poursuivre un but égoïste, alors gare à elle, car je regarderai ses écrivains comme de plus grands ennemis de leur pays que les hommes qui, par un point d’honneur erroné, ont pris le fusil pour nous combattre jusqu’à la mort,