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mer, couvert de bois et coupé de nombreuses rivières, la lutte commencée à Bull’s-Run va se poursuivre pendant quatre ans sans relâche, chacun voulant atteindre la capitale de son adversaire. Point de combinaisons militaires, point de grande stratégie. Le champ de manœuvres est trop étroit, trop fourré ; les deux armées sont toujours en contact, mais retranchées toutes deux. Périodiquement l’une d’elles se jette sur l’autre, est invariablement repoussée et rentre aussitôt dans ses retranchemens, d’où il est également impossible de la débusquer. Des centaines de mille hommes sont consommées dans ce va-et-vient continuel ; mais le nord est le plus peuplé : pour un soldat du sud tué, il peut en sacrifier trois ou quatre. Le jour viendra donc où, avec l’impitoyable logique de la guerre, cette effroyable lutte s’éteindra dans des flots de sang, à la suite de coups redoublés qui laisseront le sud sans combattans.

Dans la zone à l’ouest des Alleghany où Sherman est employé, la guerre aura un autre caractère. Là, les espaces sont immenses, sillonnés de grands cours d’eau navigables et traversés en tous sens par des voies ferrées. Ce pays magnifique, le grenier du monde, est riche en hommes, en chevaux, en denrées de tout genre. Si on laisse toutes ces ressources aux mains de l’ennemi, on doublera, on triplera sa puissance. Il sera alors assez fort pour franchir la ligne de l’Ohio et porter la dévastation dans les riches états du nord. Contre une pareille action toute défensive est impuissante, la ligne à défendre est trop étendue. Pour la prévenir, le nord n’a qu’un moyen : prendre l’offensive, attaquer résolument, s’emparer des cours d’eau, désorganiser les chemins de fer, frapper à l’improviste, faire la guerre enfin, la véritable guerre, celle qui permet au génie d’un homme de déjouer toutes les conceptions des autres.

Voilà les réflexions que faisait le colonel Sherman dans son commandement de Louisville, quand il voyait disperser en petits paquets, pour une défensive grosse de désastres, des forces avec lesquelles un chef, — il était loin alors de penser que ce serait lui, — pourrait porter à l’ennemi des coups décisifs.

Apprenant que le ministre de la guerre, M. Cameron, était de passage à Louisville, il alla le voir. Il le trouva souffrant et étendu sur son lit dans une chambre d’hôtel pleine d’officiers, de reporters de journaux et d’autres personnes. Sherman refusa d’abord de s’expliquer devant tant d’étrangers ; mais M. Cameron s’écrie : « Ce sont tous de mes amis ou des membres de ma famille, vous pouvez tout dire devant eux sans réticence. » Sherman lui exposa alors nettement ses idées sur la nécessite impérieuse de prendre l’offensive, et finit par lui dire que pour reconquérir l’ouest jusqu’au golfe du Mexique, ce ne serait pas trop de 200,000 hommes, « Grand Dieu ! s’écria M. Cameron en levant les bras en l’air, et où voulez-vous