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immédiate en avant fut décidée. Aussi, à peine débarqué, Sherman se vit-il investi du commandement d’une brigade ; c’est en cette qualité, avec des soldats braves, mais « sans cohésion, sans discipline, sans respect de l’autorité, » qu’il dut faire, quelques jours après, ses premières armes, et prendre part à la désastreuse bataille de Bull’s-Run. Il y alla sans enthousiasme, mais il en revint sans découragement, et, dès le premier jour, indifférent aux émotions du champ de bataille, l’homme de guerre vit juste. Laissons-le raconter ses impressions personnelles sur cette journée où il perdit son innocence de soldat.

« J’ai encore présent devant mes yeux l’affaire du gué de Black-burn où, pour la première fois de ma vie, je vis les boulets abattre des hommes et frapper dans les arbres tout autour de moi, et où, pour la première fois aussi, je fus témoin de l’écœurante confusion qui règne toujours en arrière d’une ligne de bataille ; puis la marche de nuit de Centreville sur la route de Warrenton et l’interminable halte de plusieurs heures, dont personne ne comprenait le but ; le déploiement en ligne dans les champs qui descendaient au ruisseau de Bull ; la terrible épouvante d’un malheureux nègre pris entre deux feux ; le passage du ruisseau avec la crainte d’être fusillé par derrière par mes propres soldats ; la mort du colonel Haggerty, tué sous mes yeux, et les scènes nouvelles pour moi d’un champ de bataille couvert d’hommes et de chevaux morts. Pendant deux heures nous nous ruâmes sur ces bois remplis de rebelles ; j’étais convaincu de leur complète désorganisation. Ils s’arrêtaient pour profiter de l’abri des bois, tandis que, pour arriver à eux, nous avions à traverser des champs découverts qui leur donnaient un avantage décidé. Après avoir engagé successivement mes quatre bataillons et les avoir vus repoussés l’un après l’autre derrière les remblais de la route, je n’avais aucune idée que nous fussions battus. Je reformais mes régimens, et je ne demandais qu’un peu de repos, quand je m’aperçus que ma brigade était presque seule. »

Selon lui, les deux armées s’étaient mutuellement repoussées, et « n’importe laquelle des deux eût tenu ferme eût décidé la fuite de l’autre. » Il avait parfaitement raison, et dès le premier jour son coup d’œil lui révélait ce qui advient dans la plupart des batailles ; mais pour tenir ferme, ou mieux, pour reprendre l’offensive le lendemain d’une lutte indécise, il faut un chef assez résolu pour le tenter, assez sûr de ses soldats pour le leur demander. Dans le cas actuel ; ce fut l’armée à laquelle il appartenait qui se retira, et, au milieu d’une foule désorganisée, cependant, « peu émue, » il dut regagner ses anciens cantonnemens.

A l’abri des ouvrages de Washington commença le travail laborieux de la réorganisation. Les hommes s’étaient bien battus, mais ils