Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/436

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

foule : deux barques venaient de se détacher l’une après l’autre du navire. La dernière attendit en mer pour laisser aborder d’abord l’autre qui conduisait le bourreau et ses aides ; la plage était presque plate à l’endroit où le canot vint attérir, et l’exécuteur dut marcher dans l’eau pour débarquer. Une double haie d’armatoles et de soldats venus du Castel se forma pour le dérober aux injures et aux menaces qu’on proférait sur son passage ; il gagna ainsi le milieu du champ, et les curieux se mirent à le regarder essayer le couperet et la bascule. Il était vêtu d’un large pantalon fendu sur la guêtre noire et d’un gilet très long, à manches étroites, de couleur sombre. Quand il eut terminé ses préparatifs, il fit un signe de son bonnet et la seconde barque s’avança. De son banc le condamné pouvait apercevoir depuis longtemps la silhouette noire de la guillotine se détachant sur la pureté du ciel. Il portait un costume tout blanc, et il était facile de le distinguer de loin, assis au milieu du canot à côté d’un moine à robe noire, au milieu des soldats et des matelots qui ramaient. La barque plus grande que la première toucha le fond à 10 mètres environ du rivage, et comme elle dansait légèrement sur les longues vagues qui venaient se briser une à une dans le sable, les matelots sautèrent dans l’eau pour la maintenir. Quatre soldats descendirent d’abord, enjambant tant bien que mal les bancs de l’embarcation ; le condamné vint ensuite, qui les franchit d’un pas ferme, seul, malgré la chaîne qui entravait ses pieds, et, suivi du moine et des autres soldats, sauta aussi légèrement que l’avaient fait les matelots.

La foule devint silencieuse ; c’était un empoisonneur qu’on allait exécuter, et chacun s’attendait à voir paraître un lâche. Quand on le vit marcher sans faiblesse, tous les regards fixés sur lui changèrent d’expression, et, au lieu de se presser, on s’écarta sur son passage. Il avança sans regarder autour de lui et ne s’arrêta qu’un instant à 30 mètres de l’échafaud pour le contempler. On le laissa faire. C’était un homme de taille moyenne, très mince et admirablement proportionné ; il était extrêmement pâle, et sa pâleur était rendue plus frappante par une barbe noire épaisse et de fins cheveux bouclés qui lui encadraient le visage. De longs yeux noirs animaient ses traits corrects comme ceux d’un marbre antique et ses regards semblaient doux, plus tristes que désespérés. Dans une dernière pensée de coquetterie, il avait voulu sans doute se parer pour mourir, et on lui avait laissé garder sur la tête une élégante toque noire posée sur le côté, plissée derrière par un nœud de soie d’où s’échappaient quelques plumes de coq qui tombaient jusque sur son cou. Sa démarche en cet instant solennel, au milieu des spectateurs muets, avait quelque chose de majestueux, et, quand