Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/388

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

12 avril 1583. Le rôle de la princesse était difficile : la défiance contre la France n’était nulle part aussi vive qu’à Anvers ; il n’était sans doute pas aisé de charmer la vie d’un homme qui avait reçu le surnom de Taciturne; enfin dix enfans de trois lits différens composaient une famille où une jeune belle-mère ne pouvait pas établir sans peine son légitime empire. Le prince ne voulut pas exposer longtemps sa femme aux grossièretés des Anversois et l’emmena à Delft en Hollande, où elle fut très bien accueillie. « Elle a conté naïvement, dit Du Maurier, à mon père qu’elle fut fort surprise, arrivant en Hollande, de la différente et rude manière de vivre de ce pays-là à celle de France, et qu’au lieu qu’elle avait coutume d’aller dans un carrosse suspendu à la française, on la mit dans un de ces chariots découverts de Hollande, conduits par un vourman, où on la fit asseoir sur une belle planche. »

La princesse mit au monde, le 28 février 1584, un fils qui reçut les noms de Henri, roi de Navarre, et de Frédéric, roi de Danemark. Au mois de mai arriva à la cour du prince à Delft un jeune Bourguignon de vingt-six ans, nommé Balthazar Gérard, qui prenait le nom de François Guyon et se disait natif de Besançon ; il racontait que son père avait été mis à mort comme huguenot et témoignait d’un grand zèle pour la religion réformée. Il se lia avec les domestiques du prince, se trouva aux prêches et aux prières du soir, et se proposa comme messager. « Il s’accosta au prince le 10 de juillet à l’heure du dîner, lui demandant un passeport d’une voix tremblante et mal assurée, comme remarqua fort bien la princesse, là présente, laquelle demanda au prince qui il était, parce qu’il avait mauvaise mine et contenance; sur quoi le prince lui dit qu’il demandait son passeport, lequel on lui dépeschait. Durant le dîner, on le vit se promener près de l’écurie, derrière le logis, tirant vers les remparts de la ville : comme le prince, après le repas, voulut sortir, le meurtrier se tenait près de la porte de la salle, lequel, en faisant semblant de lui demander son passeport, deschargea sur lui l’une des pistoles, chargée de trois balles. Le prince, sentant qu’il était blessé, ne dit autre chose, sinon : Mon Dieu, aye pitié de mon âme, je suis fort blessé; mon Dieu, aye pitié de mon âme et de ce pauvre peuple[1]. » Peu après, il rendit l’âme en présence de sa sœur, la comtesse de Swartzenberg, et de sa femme.


II.

La princesse d’Orange était veuve pour la seconde fois. Guillaume le Taciturne avait mis en faisceau les Pays-Bas néerlandais, il avait

  1. Les Lauriers de Nassau, p. 36. Leyde.