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« On m’a accusé de m’être séparé d’anciens amis, disait-il plus tard ; l’accusation n’est pas fondée. Je ne me suis pas séparé d’eux, j’ai été abandonné par eux ; j’ai tout fait pour les retenir, pour les persuader, ils n’ont pas voulu me suivre. Devais-je donc rester seul et repousser le concours de ceux qui se déclaraient disposés à me suivre ? » Ceux qui se montraient disposés à le suivre étaient de ce centre gauche représenté surtout par Urbano Rattazzi, homme de tactique et d’expédiens, avocat encore plus que politique, mais orateur habile, qui pouvait devenir un précieux auxiliaire. Cavour n’avait point oublié le rôle des chefs du centre gauche dans les affaires de 1848 et 1849 ; il savait bien qu’il avait eu à les combattre, et il les combattait encore toutes les fois que l’occasion se présentait, jusqu’au dernier moment ; mais il n’était point homme à se laisser enchaîner par les souvenirs irritans des divisions passées, et dans l’alliance qui s’offrait à lui il voyait un moyen d’émanciper le gouvernement, de renouveler les conditions parlementaires en formant entre les opinions, extrêmes le parti de toutes les fractions libérales. Il ne s’effrayait guère de ces nouveaux alliés, qu’il se sentait de force à dominer. Tout se réduisait à une question d’à-propos, et, par une merveille da dextérité, Cavour choisissait justement pour l’évolution qu’il méditait, pour une affirmation plus décisive de la politique, libérale, l’heure où le Piémont se voyait obligé de « carguer les voiles, » de payer une rançon apparente à l’esprit de réaction.

Je m’explique. C’était le moment où le coup d’état du 2 décembre 1851 éclatait en France. Le nouveau 18 brumaire, apparaissant en Europe sous la figure d’un autre Napoléon, n’avait rien de rassurant pour de petits pays comme le Piémont, la Belgique, où la presse avait toute son indépendance, où les vaincus de Paris allaient chercher un asile. C’était une menace pour les libertés constitutionnelles là où elles existaient, et un encouragement pour tous les partis d’absolutisme ou de réaction. Le Piémont particulièrement se trouvait exposé à subir la double pression de la France du coup d’état et de l’Autriche prête à profiter de tout ; il avait à se mettre en garde contre l’orage que pouvaient attirer sur lui les imprudences provocatrices des journaux ou des réfugiés. Le cabinet de Turin avait le sentiment de cette situation aussi difficile que délicate, et dès le mois de janvier 1852 il se hâtait de répondre aux préventions du gouvernement français en proposant une loi sur la presse qui transférait du jury aux tribunaux ordinaires le jugement des offenses contre les souverains étrangers. Le cabinet piémontais subissait ce qu’il ne pouvait éviter, il faisait la part du péril, et d’Azeglio mettait ingénieusement sa pensée dans un apologue transparent. « Je suppose