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ministre, qui restait la demeure patrimoniale, son frère aîné avait le premier rang, et, encore bien peu de mois avant sa mort, un jour qu’il était en chemin de fer à quelques milles de Turin, Cavour regardant la campagne fuyante disait à un de ses compagnons de voyage : « Voyez-vous là-bas cette flèche à demi cachée dans les arbres ? C’est le clocher de l’église de Santena. Là est le château héréditaire de ma famille, c’est là que je veux reposer après ma mort ! » Avant de disparaître avec la fierté d’un nom agrandi, il semblait rendre témoignage de la puissance survivante de ces impressions premières qui avaient contribué à former le jeune homme.

Une autre influence sensible dans cette souple et vigoureuse organisation a été l’éducation presque exclusivement scientifique de l’académie militaire. Par le fait, Cavour avait peu d’instruction littéraire. « Dans ma jeunesse, disait-il, on ne m’a jamais appris à écrire ; jamais je n’ai eu de professeur de rhétorique ni même d’humanités… » Parfois dans sa vie active, il a mis une sorte de coquetterie d’ignorance à prétendre qu’il ne savait ni le grec ni le latin, et gaîment il soutenait qu’il lui était « plus facile de faire l’Italie que de faire un sonnet. » Il avait suppléé à ce qui lui manquait par la volonté ou la curiosité d’un esprit qui savait s’intéresser à tout, même à un roman nouveau, ou qui se mettait courageusement à apprendre l’anglais dans l’histoire de lord Mahon. Au fond, c’était une intelligence façonnée et disciplinée par les mathématiques, qu’il avait étudiées avec succès à l’académie militaire sous le savant géomètre Giovanni Plana. « Voilà qui forme une tête et qui apprend à penser ! disait-il… De l’étude des triangles et des formules algébriques, je suis passé à celle des hommes et des choses. Je comprends aujourd’hui combien cette étude m’a été utile par ce que je fais avec les choses et les hommes. » Il croyait devoir à cette éducation première la faculté « d’entasser dans sa tête une longue série de théorèmes et de corollaires qui gardaient toujours leur ordre de bataille… » Il est certain que l’étude des mathématiques avait développé en lui un goût naturel de précision, de clarté et d’exactitude, qu’elle lui avait donné une facilité prodigieuse à jouer avec les chiffres et avec les calculs. Peut-être y mettait-il un peu de fantaisie ou un peu de coquetterie comme il en mettait dans sa prétention à l’ignorance littéraire. La vérité est que l’étude des mathématique n’aurait point suffi, si cet esprit, pour qui tout est devenu une force, n’eût été fécondé en même temps par une influence bien autrement puissante, par l’expérience, par les voyages, par des études multiples, par la vie réelle, pratique, sous toutes les formes.

Cette vie réelle a été une des grandes institutrices de Cavour. Aussitôt après sa démission d’officier du génie, il n’avait point