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réactions de toute sorte pour la détruire. Il y a moins de vingt-cinq ans, elle semblait impossible, tant elle supposait de conditions et d’événemens presque irréalisables. Il a fallu, pour qu’elle devînt une réalité, des révolutions européennes, des déplacemens d’équilibre, des guerres inattendues, quoique savamment préparées, des drames de diplomatie, des disparitions de souverainetés locales, la transformation complète de l’institution la plus universelle et la plus immuable, de la papauté temporelle ; il a fallu qu’il y eût au pied des Alpes un petit peuple, modèle de courage, de dévoûment et de discipline, à la tête de ce peuple, un prince popularisé par le patriotisme, même si l’on veut par une ambition de race, et dans les conseils de ce prince, de ce peuple, un de ces ministres de génie qui semblent faits pour les entreprises les plus compliquées, les plus périlleuses.

Entrer dans la vie publique à une heure d’épreuve universelle comme 1848, prendre d’une main hardie les affaires de son pays au lendemain d’un désastre national qui semblait pour longtemps irréparable, et d’une révolution intérieure pleine de doutes ; marcher au milieu de toutes les difficultés de réorganisation, au milieu de tous les soubresauts de la politique européenne sans faiblir, sans dévier un instant, faisant concourir tout au même but, — conspirer en plein jour pendant dix années pour la plus noble des causes, il est vrai, mais enfin pour une cause dont le triomphe ne pouvait se réaliser qu’au prix de changemens presque impossibles, et réussir à faire passer dans son camp les sympathies, les alliances, la force même des choses, dirai-je, puis disparaître tout à coup lorsque l’œuvre en est venue à ce point où le passé semble un rêve : c’est la destinée du comte de Cavour ! Ce que l’Italie eût été sans lui, ce qu’elle serait encore, on ne peut même en avoir l’idée désormais ; par lui, elle a été ce qu’elle est, elle s’est formée, disciplinée, agglomérée à travers toutes les divisions, elle est devenue une puissance nouvelle trouvant dans le petit Piémont le cadre tout prêt d’une nationalité vivante, et cette œuvre d’énergie, de persévérance, de souplesse, de combinaison profonde est une des expressions les plus complètes, les plus instructives de l’art de gouverner.

Elle montre comment on relève un pays accablé par la défaite, comment on se sert du régime parlementaire, de la liberté régulière pour réaliser une pensée nationale, comment aussi par cette politique patiemment, résolument suivie sous l’inspiration du patriotisme, on déjoue toutes les fatalités de révolution ou de réaction qui compromettent les causes les plus justes. Elle montre enfin ce que c’est qu’un conservateur libéral mettant son génie à s’identifier avec son pays et avec son temps, habile à se servir de tout,