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d’une seule pièce un code tout entier, et l’entreprise fut abandonnée. Elle suffit à montrer combien on est loin encore de concevoir la notion du sentiment religieux intime et indépendant.

Peut-on du moins espérer qu’à la longue le christianisme, en se répandant, transformera les esprits en touchant les cœurs? Il est à craindre que non. On a vu les obstacles de toute sorte qu’en rencontre l’établissement. Fût-il établi, son influence serait encore restreinte, d’un côté par les lois civiles qui envahissent et dominent tyranniquement la conscience individuelle, de l’autre par la casuistique. Le génie des Japonais, rebelle à la synthèse, s’attache aux détails, les examine curieusement, les juge quelquefois avec sagacité, sans envisager l’ensemble. Chaque dogme serait l’objet d’une controverse indéfinie; on se perdrait, comme les sectes russes, dans des querelles interminables sur le Verbe semblable au Père, ou consubstantiel, sur le rituel; on retomberait dans ces discussions théologiques auxquelles Yéyas avait dû imposer silence; mais pendant ce temps la grande révélation morale passerait inaperçue, la vraie conversion resterait à faire. Il y a des peuples, il faut le reconnaître, que le christianisme n’a pas émus. C’est dans sa pureté primitive une religion de sentiment, d’amour, qui demande, pour être féconde à tomber sur des âmes tendres, sur des générations encore naïves et pleines de sève; elle dépérit sur le sol épuisé et usé de l’extrême Orient. Les vieilles races sont, comme les vieilles gens, portées à l’égoïsme; on risque de ne pas rencontrer d’écho parmi elles quand on vient leur prêcher, comme préceptes souverains, l’amour du prochain et le sacrifice de soi-même. On peut donc augurer que cet élément civilisateur manquera au développement ultérieur du Japon, et l’on ne peut que le déplorer, quand on considère combien il y a loin encore de son idéal moral à celui de l’Europe, combien sont incompatibles ses vues et les nôtres sur ces conceptions fondamentales. Dieu, le bien, l’honneur, la fin de l’homme, conceptions dont l’identité révèle, chez les peuples divers où elle se rencontre, l’unité d’origine. Sans doute, le divorce n’est pas à tout jamais irréconciliable; un contact prolongé peut, par la suite des temps, changer le caractère du peuple japonais; mais les siècles devront passer avant que nous puissions, dans ses enfans, reconnaître des fils de la même mère.


GEORGE BOUSQUET.


Yeddo, 15 décembre 1875.