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au code ; mais quand ils se taisent tous deux, la conscience n’est plus assez puissante pour imposer silence aux instincts.

L’absence de principes raisonnés et fondés sur une certitude intérieure invite à l’abdication de la volonté individuelle. Incapable de se tracer à lui-même une ligne de conduite, le particulier se soumet volontiers à celle qu’on lui impose ; il accepte l’impulsion comme un corps inerte obéit à la force qui le pousse. De là cette facilité à accueillir l’ingérence du pouvoir dans tous ses actes, à se laisser dicter un programme de vie domestique et intime ; de là aussi cette propension des monarques à étendre le domaine des décrets là où ils n’ont que faire. « Les pères et les fils, les frères, les époux et tous les membres d’une même famille doivent vivre en bonne intelligence ; traitez avec douceur les subalternes et soyez fidèles à votre maître. — Il faut remplir avec courage et persévérance les devoirs de sa profession et ne pas chercher à paraître au-dessus de sa condition… Il ne faut être ni querelleur, ni impatient, ni prendre parti inconsidérément dans une discussion… Qu’on respecte cela. » Ainsi parle un édit ancien, modèle excellent de gouvernement paternel. L’âme déprimée ne montre plus ni enthousiasme ni résistance ; elle ne songe pas à répondre : ici s’arrête votre empire, et là commence le mien.

S’il faut juger un système philosophique par ses résultats, celui du bouddhisme doit être condamné sévèrement ; mais le pire de ses effets est d’avoir tué l’esprit religieux proprement dit. Son catéchisme nihiliste a détourné les prosélytes de toute croyance et répandu non-seulement l’incrédulité à certains dogmes, mais l’indifférence générale en matière de foi. C’est sans doute une belle et nécessaire vertu que la tolérance, mais c’est un malheur que le scepticisme ; la valeur absolue d’un symbole importe moins pour le développement d’un peuple que le degré de ferveur avec lequel il est professé ; tous les systèmes dogmatiques sont bons, pourvu qu’on y croie ; le pire suffit pour élever l’homme au-dessus de lui-même, vers ces régions où planent la beauté et la bonté idéales. Or, quelque nom qu’elle porte, la religion n’est pour les Japonais qu’une spéculation qui ne les émeut pas et qui n’excite ni leur intérêt, ni même leur curiosité. Ils ne sentent pas le besoin auquel elle répond. Elle constitue à leurs yeux une façon d’être, un complément de l’éducation, une modalité de l’état des personnes ; elle ne va pas remuer en eux des profondeurs obscures. « Au fond, tout cela n’est que pure grimace, opine un des écrivains déjà cités, qui s’efforce de prouver l’inanité de toutes les croyances. Comment croire que la religion favorise la civilisation ? Voyez l’Europe et l’Amérique : elle semble y disparaître à mesure que les sciences et