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élève, se pressait une foule d’hommes complètement vêtus de blanc, le bâton à la main, le large chapeau pendu dans le dos, quelques-uns portant au cou ou à la ceinture un scapulaire, insigne d’une dignité hiératique; c’étaient les yama bushi. Les baraques, auparavant désertes, assez vastes pour loger un régiment, qui s’étageaient sur le flanc de la montagne, s’étaient remplies; les cuisines, trop petites, dégorgeaient dans la rue, et de toutes parts la fumée et la vapeur des bassines de riz se mêlait au brouillard fréquent à cette altitude. Dès leur arrivée, les groupes mettaient habit bas et allaient se plonger dans les eaux glaciales du lac; là, après s’être purifiés, ils se mettaient debout dans l’eau, et, tournés vers le nord, les mains jointes, récitaient à haute voix et à l’unisson une prière que je n’ai pu me faire expliquer; c’est le seul acte d’adoration vraiment émouvant que j’ai vu au Japon ; ils se rendaient ensuite au bureau des logemens établi par le grand-prêtre de Gongen, où on leur délivrait un permis de loger et un bon de nourriture, le tout aux frais de la famille de Tokungawa, dont le chef a son temple à Tsusendji. A peine réconfortés d’une tasse de riz, ils s’élançaient vers la montagne haute encore de 900 mètres au-dessus de leur tête. Ils regardaient d’un air farouche la sacoche pendue à mon côté; que fùt-il advenu de moi, s’il y eussent découvert l’excellent déjeuner de mardi-gras que j’allai absorber à l’écart? L’ascension ne présente, comme j’ai pu m’en assurer plus tard, d’autre difficulté que la fatigue, mais elle est considérée comme fort périlleuse, car Tengu, le féroce gardien des montagnes, en défend l’approche à ceux qui n’ont pas le cœur pur. Chaque année, il y a des cas de mort de ce genre; comme j’étais là, je vis rapporter deux malheureux sur lesquels s’était appesanti le bras du dieu. Quant à moi, lorsque j’entrepris d’y grimper avec un de mes amis longtemps après le pèlerinage, le prêtre gardien du lieu me menaça des plus fâcheuses aventures. Au sommet, nous ne trouvâmes qu’une toute petite niche fermée, et sous nos pieds le précipice à pic d’un ancien cratère. Le soleil se levait radieux, colorant de ses teintes roses les cimes des montagnes voisines ; à travers les brumes qui s’élevaient des vallées, le lac merveilleusement calme dessinait ses contours vaporeux : Tengu était décidément bon diable; mais il paraît qu’il est implacable pour le beau sexe : on montre au bord du lac une pierre de forme bizarre, qui n’est autre qu’une femme tenant encore son enfant dans ses bras, pétrifiée pour avoir voulu faire l’ascension.

Si les pèlerinages ont un certain caractère pieux, les obsèques ont surtout l’apparence d’une cérémonie où la religion n’a qu’un rôle accessoire. Quand une personne a rendu le dernier soupir, on appelle le prêtre qui lui donne son nom posthume; on tourne le cadavre la tête vers le nord et l’on dresse à son chevet une table où