Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reçoit annuellement des milliers de visiteurs, qui ne se laissent pas rebuter par les fatigues de l’ascension; à Narita, on va rendre hommage à Fudo-sama ; à Nikko, on vient saluer la grande ombre du premier shogoun divinisé. Ces voyages sont quelquefois entrepris pour expier quelque gros péché, ou pour assurer le repos éternel de quelque parent, ou en exécution d’un vœu, mais bien plus souvent pour satisfaire une fantaisie. Du reste les gros bataillons de pèlerins sont fournis non par les laïques, mais par une catégorie de moines errans qu’on appelle yama bushi et dont la vie se passe à voyager de temple en temple, quoiqu’ils reconnaissent Fudo-sama pour leur patron spécial. Leurs observances relativement à la nourriture sont très rigoureuses et leur dévotion pousse loin le scrupule, comme on pourra en juger par le fait suivant :

A la fin de juillet 1875, je me trouvais au bord du lac de Tsusendji, situé à environ 1,100 mètres au-dessus de la mer, dans un massif montagneux de toute beauté, dominé par le pic volcanique qui porte le même nom. Je comptais y passer paisiblement la canicule et m’étais installé dans l’unique auberge que possède le petit village occupé en temps ordinaire par une vingtaine d’habitans; mais j’avais compté sans mon hôte : trois jours avant la fin du mois, il vint m’avertir qu’il ne pourrait plus me loger à partir du 1er août, par suite de l’arrivée des pèlerins. Fort peu soucieux de déplacer mon campement, j’objectai que je payais mon écot tout comme un autre et même suivant un tarif beaucoup plus élevé; vaines raisons! J’offris de doubler le prix de la location, non; de tripler, quadrupler, décupler; rien n’y fît! Il refusa 50 francs par jour. Enfin, poussé à bout, il finit par m’avouer, non sans protestations comiques de respect, que, si les pèlerins à leur arrivée voyaient un étranger chez lui, non-seulement personne n’entrerait dans son auberge, mais encore qu’elle serait irrévocablement profanée à leurs yeux et abandonnée à jamais dans la suite. Or, après avoir passé un examen consciencieux et détaillé de toutes les souillures qui pouvaient résulter de la présence d’un misérable pécheur comme moi, j’obtins la conviction que la principale provenait des truites que je me faisais acheter dans les environs et de quelques conserves de viandes apportées avec moi, sans parler d’omelettes fort peu orthodoxes. L’homme eut satisfaction, je lui évitai un discrédit irréparable en portant mes pénates à trois lieues plus loin; mais je ne manquai pas de revenir pendant la durée du pèlerinage, qui a lieu du 1er au 7 août, et qui, à raison de 1,500 personnes par vingt-quatre heures, amène environ 9,000 ou 10,000 individus. Le spectacle était des plus curieux : ce petit village, si calme quelques jours auparavant, était plein de monde; dans le sentier qui y conduit, dans les maisons, dans le temple de Gongen-sama qui s’y