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le ramènera à la recherche des richesses et du bien-être ; mais ces biens d’un ordre supérieur, qui ne sont que l’ornement de la vie, la gloire, la liberté, la joie des grands devoirs accomplis, à quoi bon les conquérir, si la vie qu’ils doivent embellir n’est elle-même qu’un rapide temps d’épreuves, et si leur poursuite pénible et douteuse doit elle-même nous détourner du grand résultat final et de la véritable sagesse? Le croyant se courbe alors sous le poids de l’existence, attendant le néant comme une délivrance et s’abandonnant ici-bas sans combat à la fatalité, qu’elle s’appelle misère, peste, injustice ou despotisme.


III.

Nous avons dû indiquer la diversité d’origine et d’enseignemens des principales croyances qui se partagent le Japon ; mais ce serait se faire une idée très fausse de l’état du pays que de se le représenter comme divisé entre deux religions ennemies, formant des partis en guerre ou même en hostilité. Il peut se rencontrer des sentimens de ce genre parmi les membres du clergé de part ou d’autre; mais pour la masse de la nation, les distinctions théologiques n’existent pas, soit qu’elles échappent à sa légèreté, soit que la curiosité publique ne s’y arrête pas. Chacun honore à sa façon ses dieux de prédilection, sans trop s’inquiéter de savoir s’ils sont nés au Japon ou venus de l’Inde, et plus d’un fidèle, si l’on peut employer ce mot Là où manque toute ferveur, va porter alternativement son culte aux kami ou aux idoles étrangères, sans même se douter de ce singulier cumul. Cette confusion a sa cause dans une sorte de compromis imaginé par un prêtre qui vivait au IXe siècle. Ayant compris que le bouddhisme rencontrerait une longue résistance parmi les sectateurs des anciennes traditions nationales, Kobodaishi, qui se donnait pour une sorte de prophète inspiré, révéla à ses compatriotes qu’en réalité les deux religions n’en faisaient qu’une, que l’âme de Bouddha avait émigré dans le corps de la déesse Amatéras, et qu’il n’y avait rien de contradictoire à être un adorateur des kami et un sectateur de Sakya. Dès lors le vieux shinto originaire perdit presque tous ses adhérens, et c’est à peine si aujourd’hui on en retrouve sous le nom de suitsu quelques groupes épars dans certaines provinces; les kami changèrent de nom et revêtirent les attributs et les légendes des héros divinisés dont le culte indien s’était chargé à travers les âges. On vit alors s’opérer un de ces amalgames fréquens dans les croyances populaires, semblable à celui qui signala le contact du paganisme barbare avec le paganisme romain. Le clergé bouddhiste ouvrit ses temples aux