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corps de préceptes moraux qu’on a tant de peine à observer. C’est notamment aux vices des Chinois qu’on doit l’inutile fatras de leurs études sur les devoirs. » Ainsi tout Japonais est sûr de bien vivre, s’il consulte son cœur. Sans s’arrêter au quiétisme satisfait qui ressort d’une pareille théorie, on se demande naturellement ce qui en résulte en pratique, et sur quelle base repose la notion du devoir. Il serait curieux en effet de voir à l’œuvre, dans une nation de 25 millions d’hommes, cette morale indépendante au sujet de laquelle on a livré tant de batailles; mais c’est un spectacle refusé à nos yeux : le même auteur prend soin de nous le faire savoir. Voici à peu près son raisonnement : les hommes, créatures divines, font naturellement le bien, parce que l’âge des dieux continue sur la terre et qu’ils n’ont qu’à suivre leur « voie; » or les dieux ont un représentant permanent, c’est l’empereur. Son esprit est en harmonie parfaite et constante avec sa divine mère; il n’a qu’à écouter sa voix et au besoin à demander ses conseils pour connaître la vérité sur toutes choses; donc, pour suivre la « voie des dieux, » il suffit d’obéir aux volontés du mikado. Voilà comment l’absence d’une loi morale aboutit à la théorie de l’obéissance passive. Le pouvoir n’est pas seulement la source de l’autorité temporelle et spirituelle, il est encore le représentant de la vérité absolue.

Telle est en peu de mots la politique du shinto, il est inutile d’ajouter qu’elle n’a pas toujours été respectée, surtout par les grands, qui, dans leurs dissensions perpétuelles, se sont joués de la majesté impériale pendant de longs siècles ; mais le dogme n’en est pas moins resté enraciné dans la conscience populaire au point de supprimer totalement la liberté d’examen quand l’autorité a parlé. On conçoit quelle force le gouvernement des mikados retirait d’une telle doctrine, et l’on s’explique les efforts qu’il fit pour la faire revivre après que l’introduction du bouddhisme et l’usurpation des shogoun eut abaissé sa puissance. On vit alors tant à Kioto que dans la province de Mito, gouvernée par un daïmio ligué avec la cour contre le shogounat, s’élever une école de shintoïstes raisonneurs, dont la tentative fait songer involontairement à celle que l’empereur Julien imagina pour ressusciter le paganisme expirant. Ces théoriciens de la religion nationale s’efforcèrent de la séparer de tous les élémens étrangers, et d’en faire une arme contre le bouddhisme, depuis longtemps établi en maître, et contre les shogoun détenteurs de fait du pouvoir administratif. Ils écrivaient en 1820 : «Notre pays, créé par Izanaghi et Izanami, a donné naissance au soleil, il est gouverné à tout jamais par son sublime descendant, il est par là bien supérieur à toutes les autres contrées dont il tient la tête; par là ses habitans sont honnêtes et ont le cœur droit, par là ils ne sont pas adonnés