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Sainte Ursule ou le Saint Christophe, des Vierges, des Saintes fiancées au Christ, des prêtres qui croient, des Saints qui font croire à eux, un pèlerin qui passe et sous les traits duquel on reconnaît l’artiste, — voilà les personnages de Memling. En tout, une bonne foi, une honnêteté, une ingénuité, qui tiennent du prodige ; un mysticisme de sentiment qui se trahit plus qu’il ne se montre, dont on a le parfum, sans qu’il en transpire aucune affectation dans la forme, un art chrétien s’il en fut, exempt de tout mélange avec les idées païennes. Si Memling échappe à son siècle, il oublie les autres. Son idéal est à lui. Peut-être annoncerait-il les Bellin, les Boticelli, les Pérugin ; mais ni Léonard, ni Luini, ni les Toscans, ni les Romains de la vraie renaissance. Ici pas de Saint Jean qu’on prendrait pour un Bacchus, pas de Vierge ou de Sainte Élisabeth avec le sourire étrangement païen d’une Joconde, pas de prophètes ressemblant à des dieux antiques et philosophiquement confondus avec les sibylles. Ni mythes, ni symboles profonds. Il n’est pas besoin d’une exégèse bien savante pour expliquer cet art sincère, de pure bonne foi, d’ignorance et de croyance. Il dit ce qu’il veut dire avec la candeur des simples d’esprit et de cœur, avec le naturel d’un enfant. Il peint ce qu’on vénère, ce que l’on croit, comme on y croit. Il s’abstrait dans son monde intime, s’y enferme, s’y élève et s’y épanche. Rien du monde extérieur ne pénètre dans ce sanctuaire des âmes en plein repos, ni ce qu’on y fait, ni ce qu’on y pense, ni ce qu’on y dit, ni aucunement ce qu’on y voit.

Imaginez, au milieu des horreurs du siècle, un lieu privilégié, une sorte de retraite angélique idéalement silencieuse et fermée où les passions se taisent, où les troubles cessent, où l’on prie, où l’on adore, où tout se transfigure, laideurs physiques, laideurs morales, où naissent des sentimens nouveaux, où poussent comme des lys des ingénuités, des douceurs, une mansuétude surnaturelles, et vous aurez une idée de l’âme unique de Memling et du miracle qu’il opère en ses tableaux. Chose singulière, pour parler dignement d’un pareil esprit, par égard pour lui, pour soi-même, il faudrait se servir de termes particuliers et refaire à notre langage une sorte de virginité de circonstance. C’est à ce prix seulement qu’on le ferait connaître ; mais les mots ont servi à de tels usages depuis Memling, qu’on a beaucoup de peine à trouver ceux qui lui conviennent.


EUGENE FROMENTIN.