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formant coulisse, Saint George, un beau jeune homme, une sorte d’androgyne dans une armure damasquinée, soulève son casque, salue l’enfant-Dieu d’un air étrange et lui sourit. Mantegna, quand il conçut sa Minerve chassant les vices, avec sa cuirasse ciselée, son casque d’or et son joli visage en colère, n’aurait pas buriné le Saint George dont je parle d’un outil plus ferme, ne l’aurait pas bordé d’un trait plus incisif et ne l’aurait jamais peint ni coloré comme cela. Entre la Vierge et le Saint George à genoux figure le chanoine George de Pala (Van der Paele), le donateur. C’est incontestablement le plus fort morceau du tableau. Il est en surplis blanc; il tient dans ses mains jointes, dans ses mains courtes, carrées, toutes ridées, un livre ouvert, des gants, des bésicles en corne; sur son bras gauche pend une bande de fourrures grises. C’est un vieillard. Il est chauve; de petits poils follets jouent sur ses tempes, dont l’os est visible et dur sous la peau mince. Le masque est épais, les yeux sont bridés, les muscles réduits, durcis, couturés, crevassés par l’âge. Ce gros visage flasque et rugueux est une merveille de dessin physionomique et de peinture. Tout l’art d’Holbein est là-dedans. Ajoutez à la scène son cadre et son ameublement ordinaire : le trône, le dais à fond noir avec dessins rouges, une architecture compliquée, des marbres sombres, un bout de verrière qui tamise à travers ses vitres lenticulaires le jour verdâtre des tableaux de Van- Eyck, un parquet de marbre, et sous les pieds de la Vierge ce beau tapis oriental, ce vieux Persan, peut-être bien copié en trompe-l’œil, mais dans tous les cas tenu, comme le reste, dans une dépendance parfaite avec le tableau. La tonalité est grave, sourde et riche, extraordinairement harmonieuse et forte. La couleur y ruisselle à pleins bords. Elle est entière, mais très savamment composée, et reliée plus savamment encore par des valeurs subtiles. En vérité, quand on s’y concentre, c’est une peinture qui fait oublier tout ce qui n’est pas elle et donnerait à penser que l’art de peindre a dit son dernier mot, et cela dès la première heure. Et cependant, sans changer de thème ni de mode, Memling allait dire quelque chose de plus.

L’histoire de Memling, telle que les traditions l’avaient transmise, était originale et touchante. Un jeune peintre attaché après la mort de Van-Eyck à la maison de Charles le Téméraire, peut-être un jeune soldat des guerres de Suisse et de Lorraine, un combattant de Granson et de Morat, rentrait en Flandre fort désemparé; et un soir de janvier 1477, par un des jours glacés qui suivirent la défaite de Nancy et la mort du duc, il venait frapper à l’Hôpital Saint-Jean et y demander un gîte, du repos, du pain et des soins. On lui donnait tout cela. Il se remettait de ses fatigues, de ses blessures, et, l’année suivante, dans la solitude de cette maison