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choses un élément parmi tous les autres, ou plutôt de les abstraire tous pour n’en saisir expressément qu’un seul. Il a fait ainsi dans tous ses ouvrages œuvre d’analyste, de distillateur, ou, pour parler plus noblement, de métaphysicien plus encore que de poète. Jamais la réalité ne l’a saisi par des ensembles. A voir la façon dont il traitait les corps, on pourrait douter de l’intérêt qu’il prenait aux enveloppes. Il aimait les femmes et ne les a vues que difformes, il aimait les tissus et ne les imitait pas; mais en revanche, à défaut de grâce, de beauté, de lignes pures, de délicatesse dans les chairs, il exprimait le corps nu par des souplesses, des rondeurs, des élasticités, avec un amour des substances, un sens de l’être vivant, qui font le ravissement des praticiens. Il décomposait et réduisait tout, la couleur autant que la lumière, de sorte qu’en éliminant des apparences tout ce qui est multiple, en condensant ce qui est épars, il arrivait à dessiner sans bords, à peindre un portrait presque sans traits apparens, à colorer sans coloris, à concentrer la lumière du monde solaire en un rayon. Il n’est pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l’être en soi. A la beauté physique il substitue l’expression morale, — à l’imitation des choses, leur métamorphose presque totale, — à l’examen, les spéculations du psychologue, — à l’observation nette, savante ou naïve, des aperçus de visionnaire et des apparitions si sincères que lui-même il en est la dupe. Par cette faculté de double vue, grâce à cette intuition de somnambule, dans le surnaturel, il voit plus loin que n’importe qui. La vie qu’il perçoit en songe a je ne sais quel accent de l’autre monde qui rend la vie réelle presque froide et la fait pâlir. Voyez au Louvre son Portrait de femme, à deux pas de la Maîtresse de Titien. Comparez les deux êtres, interrogez bien les deux peintures, et vous comprendrez la différence des deux cerveaux. Son idéal, comme dans un rêve poursuivi les yeux fermés, c’est la lumière : le nimbe autour des objets, la phosphorescence sur un fond noir. C’est fugitif, incertain, formé de linéamens insensibles, tout prêts à disparaître avant qu’on ne les fixe, éphémère et éblouissant. Arrêter la vision, la poser sur la toile, lui donner sa forme, son relief, lui conserver sa contexture fragile, lui rendre son éclat, et que le résultat soit une solide, mâle et substantielle peinture, réelle autant que pas une autre, et qui résiste au contact de Rubens, de Titien, de Véronèse, de Giorgion, de Van-Dyck, voilà ce que Rembrandt a tenté. L’a-t-il fait? Le témoignage universel est là pour le dire.

Un dernier mot. En procédant comme il procédait lui-même, en extrayant de cet œuvre si vaste et de ce multiple génie ce qui le représente en son principe, en le réduisant à ses élémens natifs, en éliminant sa palette, ses pinceaux, ses huiles colorantes, ses glacis.