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et désordonné dans ses dépenses, témoin sa ruine. Il avait beaucoup d’élèves, les mettait en cellule dans des chambres à compartimens, veillait à ce qu’il n’y eût entre eux ni contact, ni influences, et tirait de cet enseignement méticuleux de gros revenus. On cite quelques fragmens de leçons orales recueillis par la tradition qui sont des vérités de simple bon sens, mais ne tirent point à conséquence. Il n’avait pas vu l’Italie, ne recommandait pas ce voyage, et ce fut là, pour ses ex-disciples devenus des docteurs en esthétique, un grief et l’occasion de regretter que leur maître n’eût pas ajouté cette culture nécessaire à ses saines doctrines et à son original talent. On lui savait des goûts singuliers, l’amour des vieilles défroques, des friperies orientales, des casques, des épées, des tapis d’Asie. Avant de connaître plus exactement le détail de son mobilier d’artiste et toutes les curiosités instructives et utiles dont il avait encombré sa maison, on n’y voyait qu’un désordre de choses hétéroclites, tenant de l’histoire naturelle et du bric-à-brac, panoplies sauvages, bêtes empaillées, herbes desséchées. Cela sentait le capharnaüm, le laboratoire, un peu la science occulte et la cabale, et cette baroquerie, jointe à la passion qu’on lui supposait pour l’argent, donnait à la figure méditative et rechignée de ce travailleur acharné je ne sais quel air compromettant de chercheur d’or. Il avait la rage de poser devant un miroir et de se peindre, non pas comme Rubens le faisait dans des tableaux héroïques, sous de chevaleresques dehors, en homme de guerre et pêle-mêle avec des figures d’épopée, mais tout seul, en un petit cadre, les yeux dans les yeux, pour lui-même et pour le seul prix d’une lumière frisante ou d’une demi-teinte plus rare, jouant sur les plans arrondis de sa grosse figure à pulpe injectée. Il se retroussait la moustache, mettait de l’air et du jeu dans sa chevelure frisottante; il souriait d’une lèvre forte et sanguine, et son petit œil noyé sous d’épaisses saillies frontales dardait un regard singulier où il y avait de l’ardeur, de la fixité, de l’insolence et du contentement. Ce n’était pas l’œil de tout le monde. Le masque avait des plans solides; la bouche était expressive, le menton volontaire. Entre les deux sourcils, le travail avait tracé deux sillons verticaux, des renflemens, et ce pli contracté par l’habitude de froncer propre aux cerveaux qui se concentrent, réfractent les sensations reçues et font effort du dehors au dedans. Il se parait d’ailleurs et se travestissait à la façon des gens de théâtre. Il empruntait à son vestiaire de quoi se vêtir, se coiffer ou s’orner, se mettait des turbans, des toques de velours, des feutres, des pourpoints, des manteaux, quelquefois une cuirasse; il agrafait une joaillerie à sa coiffure, attachait à son cou des chaînes d’or avec pierreries. Et pour peu qu’on ne fût pas dans le secret de ses recherches, on arrivait à se