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points, et les Syndics peuvent être considérés comme le résumé de ses acquisitions, ou pour mieux dire comme le résultat éclatant de ses certitudes. Ce sont des portraits réunis dans un même cadre, non pas les meilleurs, mais comparables aux meilleurs qu’il ait faits dans ces dernières années. Bien entendu, ils ne rappellent en rien ceux des Martin Daey. Ils n’ont pas non plus la fraîcheur d’accent et la netteté de couleur de Six. Ils sont conçus dans le style ombré, fauve et puissant du Jeune homme du Louvre, — et beaucoup meilleurs que le Saint Matthieu, qui date de la même année et où déjà se trahit la vieillesse. Les habits et les feutres sont noirs, mais à travers le noir on sent des rousseurs profondes; les linges sont blancs, mais fortement glacés de bistre; les visages, extrêmement vivans, sont animés par de beaux yeux lumineux et directs qui ne regardent pas précisément le spectateur et dont le regard cependant vous suit, vous interroge, vous écoute. Ils sont individuels et ressemblans. Ceux-là sont bien des bourgeois, des marchands, mais des notables, réunis chez eux devant une table à tapis rouge, leur registre ouvert sous la main, surpris en plein conseil. Ils sont occupés sans agir, ils parlent sans remuer les lèvres. Pas un ne pose, ils vivent. Les noirs s’affirment ou s’estompent. Une atmosphère chaude décuplée de valeur enveloppe tout cela de demi-teintes riches et graves. La saillie des linges, des visages, des mains est extraordinaire, et l’extrême vivacité de la lumière est aussi finement observée que si la nature elle-même en avait donné la qualité et la mesure. On dirait presque de ce tableau qu’il est des plus contenus et des plus modérés, tant il y a d’exactitude dans ses équilibres, si l’on ne sentait à travers toute cette maturité pleine de sang-froid beaucoup de nerfs, d’impatience et de flamme. C’est superbe. Prenez quelques-uns de ses beaux portraits conçus dans le même esprit, et ils sont nombreux, et vous aurez une idée de ce que peut être une réunion ingénieusement disposée de quatre ou cinq portraits de premier ordre. L’ensemble est grandiose, l’œuvre est décisive. On ne peut pas dire qu’elle révèle un Rembrandt ni plus fort, ni même plus audacieux ; mais elle atteste que le chercheur a retourné bien des fois le même problème, et qu’enfin il en a trouvé la solution.

La page au reste est trop célèbre et trop justement consacrée pour que j’y insiste. Ce que je tiendrais à bien établir, le voici : elle est à la fois très réelle et très imaginée, copiée et conçue, prudemment conduite et magnifiquement peinte. Tous les efforts de Rembrandt ont donc porté; pas une de ses recherches n’a été vaine. Que se proposait-il, en somme? Il entendait traiter la nature vivante à peu près comme il traitait les fictions, mêler l’idéal au vrai. A travers quelques paradoxes, il y parvient. Il noue ainsi tous les