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— Qu’est-ce que le broyeur de lin ?

— Je ne l’ai jamais conté cette histoire. Vois-tu, mon fils, on ne comprendrait plus cela maintenant ; c’est trop ancien. Depuis que je suis dans ce Paris, il y a des choses que je n’ose plus dire… Ces nobles de campagne étaient si respectés ! J’ai toujours pensé que c’étaient les vrais nobles… Ah ! si on racontait cela à ces Parisiens, ils riraient. Ils n’admettent que leur Paris ; je les trouve bornés au fond… Non, on ne peut plus comprendre combien ces vieux nobles de campagne étaient respectés, quoiqu’ils fussent pauvres.

Elle s’arrêta quelque temps, puis reprit.


III.

« Te souviens-tu de la petite commune de Trédarzec, dont on voyait le clocher de la tourelle de notre maison ? À moins d’un quart de lieue du village, composé alors presque uniquement de l’église, de la mairie et du presbytère, s’élevait le manoir de Kermelle. C’était un manoir comme tant d’autres, une ferme soignée, d’apparence ancienne, entourée d’un long et haut mur, de belle teinte grise. On entrait dans la cour par une grande porte cintrée, surmontée d’un abri d’ardoises, à côté de laquelle se trouvait une porte plus petite pour l’usage de tous les jours. Au fond de la cour était la maison, au toit aigu, au pignon tapissé de lierre. Un colombier, une tourelle, deux ou trois fenêtres bien bâties, presque comme des fenêtres d’église, indiquaient une demeure noble, un de ces vieux castels qui étaient habités avant la révolution par une classe de personnes dont il est maintenant impossible de se figurer le caractère et les mœurs.

« Ces nobles de campagne étaient des paysans comme les autres, mais chefs des autres. Anciennement il n’y en avait qu’un dans chaque paroisse : ils étaient les têtes de colonne de la population ; personne ne leur contestait ce droit, et on leur rendait de grands honneurs[1]. Mais déjà, vers le temps de la révolution, ils étaient devenus rares. Les paysans les tenaient pour les chefs laïques de la paroisse, comme le curé était le chef ecclésiastique. Celui de Trédarzec, dont je te parle, était un beau vieillard, grand et vigoureux comme un jeune homme, à la figure franche et loyale. Il portait les cheveux longs relevés par un peigne, et ne les laissait tomber que le dimanche quand il allait communier. Je le vois encore (il venait souvent chez nous à Tréguier), sérieux, grave, un peu triste,

  1. Quels beaux chefs de landwehr ces gens-là eussent faits ! On ne remplacera pas cela.