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on n’admettait pas que, depuis le poème de la Religion de Racine le fils, il y eût aucune poésie française. Le nom de Lamartine n’était prononcé qu’avec ricanement ; l’existence de M. Hugo était inconnue. Faire des vers français passait pour un exercice des plus dangereux et eût entraîné l’exclusion. J’attribue en partie à cela mon inaptitude à laisser ma pensée se gouverner par la rime, inaptitude que j’ai depuis bien vivement regrettée, car souvent le mouvement et le rhythme me viennent en vers ; mais une invincible association d’idées me fait écarter l’assonance, que l’on m’avait habitué à regarder comme un défaut, et pour laquelle mes maîtres m’inspiraient une sorte de crainte. Les études d’histoire et de sciences naturelles étaient également nulles. En revanche, on nous faisait pousser assez loin l’étude des mathématiques. J’y apportais une extrême passion ; ces combinaisons abstraites me faisaient rêver jour et nuit. Notre professeur, l’excellent abbé Duchesne, nous donnait des soins particuliers, à moi et à mon émule et ami de cœur, Guyomar, singulièrement doué pour ces études. Nous revenions toujours ensemble du collège. Notre chemin le plus court était de prendre par la place, et nous étions trop consciencieux pour nous écarter d’un pas de l’itinéraire qui était rationnellement indiqué ; mais quand nous avions eu en composition quelque curieux problème, nos discussions se prolongeaient bien au-delà de la classe, et alors nous revenions par l’hôpital-général, car il y avait de ce côté de grandes portes cochères, toujours fermées, sur lesquelles nous tracions nos figures et nos calculs avec de la craie ; les traces s’en voient peut-être encore ; ces portes en effet appartenaient à de grands couvens, où l’on ne change jamais rien.

L’hôpital-général, ainsi nommé parce que la maladie, la vieillesse et la misère s’y donnaient rendez-vous, était un bâtiment énorme, couvrant, comme toutes les vieilles constructions, beaucoup d’espace pour loger peu de monde. Devant la porte était un petit auvent où se réunissaient, quand il faisait beau, les convalescens et les bien portans. L’hospice en effet ne contenait pas seulement des malades, il comprenait aussi des pauvres, remis à la charité publique, et même des pensionnaires, qui, pour un capital insignifiant, y vivaient chétivement, mais sans souci. Toute cette compagnie venait à chaque rayon de soleil, à l’ombre de l’auvent, s’asseoir sur de vieilles chaises de paille. C’était l’endroit le plus vivant de la petite ville. En passant, Guyomar et moi, nous saluions et nous étions salués, car, quoique très jeunes, nous étions déjà censés clercs. Cela nous paraissait naturel ; une seule chose excitait notre surprise. Bien que nous fussions trop inexpérimentés pour rien voir de ce qui suppose la connaissance de la vie, il y avait