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parole d’évangile l’existence de certains personnages fort singuliers qu’on appelait des évêques de mer. Un historien grave rapporte qu’au XVe siècle on pécha dans la Baltique un homme marin qui ressemblait étonnamment à un évêque. Il avait sur la tête une mître, il tenait une crosse à la main. Les évêques de la Poméranie et de la Courlande lui firent le meilleur accueil, le traitant de pair à compagnon, et l’engagèrent à se fixer parmi eux. Il y avait dans sa manière de dire la messe certaines particularités qui les choquaient, et dans ses sermons des propositions malsonnantes qui sentaient l’hérésie ; mais on espérait qu’avec le temps tout cela s’arrangerait. Cependant, un jour qu’il se promenait sur la plage avec un prélat qui s’intéressait particulièrement à lui, le mal du pays le prenant, il sauta dans l’eau, fit un signe de croix et disparut. On ne triomphe pas de son naturel ; en dépit de leur mître, les évêques de mer ne sont pas de vrais évêques, et tôt ou tard ils font le plongeon et rentrent dans leur élément.

Si l’Étrangère renferme beaucoup de détails obscurs qui demandent explication, les intentions générales de l’auteur sont claires ; les profanes eux-mêmes peuvent les saisir. Il a voulu nous montrer le mal aux prises avec le bien et nous prouver que le bien finit toujours par prévaloir sur le mal. Ainsi s’exprime l’un de ses personnages, le docteur Rémonin, qu’il a chargé de porter la parole pour lui. — Pourquoi donc voyons-nous si souvent le mal triompher ? demande la marquise de Rumières. — Le docteur répond : — C’est que nous ne regardons pas assez longtemps. — Ce mot est juste et même profond ; nous regrettons seulement que le docteur ne s’en tienne pas à son aphorisme ; il en déduit toute une théorie qui nous paraît sujette à caution. La mort a, selon lui, ses ouvriers, qu’il baptise du nom de vibrions, et il nous apprend que les vibrions ne sont pas, comme on le croit généralement, des infusoires ou des animalcules, qu’ils appartiennent au règne végétal, et que, nés de la corruption partielle du corps qui les engendre, ils sont chargés de corrompre, de détruire, de dissoudre les parties encore saines. Les sociétés, qui sont des corps comme les autres, produisent des vibrions à forme humaine, qu’on prend pour des êtres, mais qui n’en sont pas, et qui font également tout ce qu’ils peuvent pour détruire et dissoudre le reste du corps social. Heureusement la nature veut la vie et non pas la mort, elle déclare la guerre aux vibrions, et dans un temps préfixe elle les supprime. « On entend alors un petit bruit ; c’est ce qu’on avait pris pour l’âme du vibrion qui s’envole dans l’air, mais pas bien haut. M. le duc se meurt, M. le duc est mort. »

Il est très sûr de son fait, le docteur Rémonin, et nous serions charmés qu’il réussît à nous communiquer sa consolante certitude. Toutefois nous avons des doutes qui résistent à ses argumens. Ne pourrait-on pas lui objecter que, s’il est vrai que le bien finit toujours par triompher du mal, cette vérité n’est applicable qu’à l’histoire universelle, à l’histoire