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REVUE DRAMATIQUE.

nous ne laissons pas d’écouter jusqu’au bout, et nous sortons du théâtre agacés, mécontens, charmés, ahuris, partagés entre l’admiration que nous ne pouvons marchander au talent de l’auteur et le regret que ce talent ne trouve pas toujours un emploi digne de lui.

On sait que M. Dumas n’est pas seulement un dramaturge plein de verve et d’audace ; il y a en lui un docteur paradoxal et fantaisiste qui aime à professer. Depuis longtemps il ne fait plus de comédies qui ne soient destinées à prouver quelque thèse ; mais on n’en pourrait citer aucune où l’enseignement tienne une aussi grande place que dans l’Étrangère. Physique, chimie, physiologie, il y a de tout ; on y trouve même toute une théologie à la hussarde, une théorie de la grâce et de l’intervention divine dans les destinées humaines. Le ciel nous préserve de vouloir pénétrer dans les arcanes de cette métaphysique mystico-sensualiste ; la clé nous manque, et il faudrait l’avoir pour bien comprendre ce que l’auteur a voulu faire. Tel détail de son œuvre qui nous paraît obscur ou bizarre a un sens symbolique ou cabalistique ; de la première scène à la dernière, tout distille une manne cachée, qui malheureusement est réservée à l’usage exclusif des initiés.

M. Dumas est trop avisé et beaucoup trop malin pour ne pas savoir exactement ce que valent ses partis-pris ; mais il est homme à gagner toutes les gageures, et, quoi qu’il pense de sa vocation, tous les aruspices du monde pourraient le regarder dans les yeux sans le faire rire. D’autres sont beaucoup plus candides que lui, et, s’ils ne rient pas, c’est qu’ils ne savent pas rire. Pourquoi faut-il qu’en ce siècle tant d’écrivains d’un talent supérieur et d’une brillante imagination aient voulu faire un métier qui n’était pas le leur ? Ils étaient nés pour charmer un nombreux public, pour lui procurer de vives et agréables émotions, pour lui faire connaître les meilleurs plaisirs de l’esprit. L’envie de dogmatiser et d’officier les a pris, ils s’érigent en pontifes ; ils mettent des gants violets, ils revêtent l’aube et l’étole. Quand nous lisons certains livres, quand nous assistons à la représentation de certaines pièces, nous sommes exposés, dans le moment où nous y pensons le moins, au danger de recevoir une bénédiction.

Tout s’écarte à l’instant, mais aucun n’en réchappe,
Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.


Le mysticisme sensualiste ne ressemble pas absolument au mysticisme chrétien ; il a cependant avec lui des affinités, des harmonies secrètes, et cela suffit pour que les hommes d’église lui fassent bon visage. Ils croient reconnaître dans les pontifes plus ou moins orthodoxes de la littérature, sinon des confrères, du moins des frères séparés dont les lunettes sont encore troubles, mais dont les intentions sont excellentes et qui sont disposés à rentrer dans le giron. Est-ce bien sûr ? Les espérances de l’église sont-elles fondées ? Le moyen âge admettait comme