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seule ? Regardez donc combien je suis plus grande que vous, dit-elle en se redressant. Puis elle lui frotta la tête rapidement des deux mains, lui donna une petite tape sur le dos et rentra chez elle.

Le résultat de cette sympathique explication et de deux ou trois autres du même genre fut un changement plus extraordinaire encore que le premier dans les manières de M. Mac-Closky. Il devint d’une gaîté folle, faisant de grosses plaisanteries aux domestiques, racontant des histoires sans queue ni tête ; son esprit affaibli n’était pas capable de suivre une idée jusqu’au bout : certains incidens lui rappelaient des choses censées très drôles qui se trouvaient finalement n’avoir aucun rapport avec les circonstances. Voyant que Jenny ne riait pas assez à son gré, il alla chercher au loin des gens réputés pleins d’humour avec la volonté formelle de les faire marcher comme sa boîte à musique. Cependant hors de la maison et de la présence de sa fille il était silencieux et distrait. Ses absences furent particulièrement remarquées par ses ouvriers du « Moulin de l’empire, » qui tremblaient toujours de voir les grands pieds de leur patron se prendre dans les machines.

À quelque temps de là, miss Jenny reconnut un soir contre la porte de sa chambre les deux petits coups timides qu’avait coutume de frapper son père.

Elle ouvrit ; il se tenait devant elle, une valise à la main, en costume de voyage : — Je prends cette nuit la diligence, Jenny, la diligence de Four-Forks à Frisco[1]. Peut-être m’arrêterai-je chez John. Je serai de retour dans une huitaine. Adieu !…adieu ! — Il tenait encore sa main. Tout à coup il la fit rentrer dans sa chambre, ferma la porte avec soin, et regardant autour de lui d’un air rusé : — Courage, ma Jenny, reprit-il, fie-toi à ton pauvre vieux ; courage ! et surtout silence ! — Il appuya un doigt osseux sur ses lèvres et disparut.

Il était dix heures environ quand le voyageur atteignit Four-Forks. Quelques minutes après, il se présentait sur le seuil de l’habitation mentionnée complaisamment par la Sentinelle de Four-Forks, comme le « palais des Ashe. »

— J’ai à disposer de deux heures, mon ami, dit-il à son futur gendre en lui serrant la main, et j’ai pensé qu’il serait naturel de les employer à causer d’affaires, — d’affaires tout à fait intimes.

Mac-Closky était si satisfait de cette phrase préliminaire, qui avait été longuement étudiée d’avance et apprise par cœur, qu’il la répéta deux fois de suite, tandis que John Ashe le conduisait dans son cabinet. Arrivé là, le bonhomme ayant déposé sa valise au mi-

  1. Diminutif de San-Francisco.