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L’hiver vient, la moisson s’égrène et se perd sur le sol sans profit pour personne. La terreur règne ici, tout le monde est suspect; on n’ose ni s’arrêter dans la rue ni parler à voix basse. Tous les prêtres grecs ont dû fuir; les trappistes et les franciscains, qui ont une grande influence, ont pu rester. La ville elle-même ne saurait être prise par les insurgés; elle a été menacée cependant, et, selon les nouvelles qui viennent du dehors, les Turcs, fanatisés par les revers ou exaltés par les succès, se livrent à des exactions sur les Serbes. J’arrive donc dans des circonstances assez graves : la nuit dernière, au milieu des ténèbres, on a entendu des clameurs et des coups de feu. Un parti de Turcs, envahissant le quartier chrétien, a pénétré jusque dans l’église serbe, et amoncelant là des fagots et des branchages, a livré l’édifice aux flammes, à la grande terreur de tout le faubourg; les ruines sont encore fumantes. Les habitans, incapables de se défendre, terrifiés et réduits d’ailleurs pour toute population à celle des serviteurs, n’ont pas même essayé de résister; ils sont restés cachés. Le consul me dissuade d’aller en avant : si je persiste à m’avancer jusqu’à Bosni-Séraï, il me conseille de remonter vers Gradisca, et de partir de là avec l’escorte de la poste consulaire.

Comme le soleil va se coucher, on exige que je me fasse accompagner par le cavas pour rentrer dans mon quartier; mais j’insiste pour aller jusqu’à l’église serbe, qui s’élève juste derrière la maison que j’habite dans un enclos planté d’arbres comme une cour de ferme normande. Les passans regardent avec crainte, et toute cette population chrétienne du quartier semble atterrée. Je franchis l’enceinte; la ruine en effet fume encore : c’était une construction de bois, misérable et chétive, un hangar plutôt qu’une église; les charpentes noircies sont restées appuyées contre les murs blanchis à la chaux. Le lieu est désert; une vieille servante, le seul gardien du lieu, fuit à notre approche et refuse de répondre aux explications que je demande sur les causes du sinistre. Un coup de canon retentit : c’est la fin du jour. La voix du muezzin s’élève, aiguë, chevrotante. Il était accroupi derrière la balustrade de la djemmie, attendant le signal, car il surgit tout d’un coup, les bras levés vers l’Orient; tout en modulant longuement son chant plaintif, il illumine le pourtour du balcon d’une série d’écrans verts munis de godets de couleur. C’est le ramazan : le jeûne est rompu, la journée commence pour le musulman ; elle s’achève pour le chrétien du quartier serbe, qui mure sa porte, clôt ses volets et charge ses armes, plein de craintes et de lugubres pressentimens.


CHARLES YRIARTE.