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milieu de la chaussée, des cavaliers arnautes et des Albanais arrogans, le fusil en travers de la selle, passent rapides, faisant jaillir l’étincelle sous le pas des chevaux; un officier de nizams, chargé d’un quartier de mouton tout sanglant, traverse la route.

La ville turque commence au sortir des jardins, plus ample et plus colorée que le faubourg serbe. Le bazar, à l’entrée, est encore celui de toutes ces cités musulmanes ; mais il s’étend sur un très vaste espace. La grande mosquée en occupe le centre : c’est l’heure de la prière; on entre en foule, et derrière les arcs fermés de grilles peintes comme des moucharabies, on voit les fidèles se livrer à leurs ablutions devant la grande vasque du Patio. Un muezzin, vieillard tout cassé et qui s’appuie sur une canne, va se placer au carrefour des quatre rues qui se coupent à angle droit dans le bazar, et, au milieu de cette foule qui encombre le passage, d’une voix de tête perçante et chevrotante, sur un rhythme bizarre, il appelle les croyans à la mosquée. Il y a du mouvement dans la foule, pourtant on fait peu de commerce, et la plupart des boutiques sont fermées. Des ruelles étroites et longues où l’on ne passe que deux de front, et au-dessus desquelles les volets relevés forment comme une toiture, sont réservées à chaque industrie; il y a le quartier des tailleurs, celui des chaudronniers et des marchands d’étoffes. Ici, seul dans sa boutique dépourvue de marchandises, un écrivain public lit gravement le Coran en marmottant tout haut; là, assis sur les tréteaux d’un marchand de babouches, quelques personnages très élégans, très nobles, vêtus de tissus soyeux et de riches fourrures, devisent lentement avec de beaux gestes expressifs. Il m’est impossible de m’arrêter, car aussitôt la foule se groupe, et je me sens surveillé avec une curiosité inquiétante.

Le bazar franchi, un pont branlant enjambe un fossé infect où barbotent des canards; des misérables végètent accroupis sur les bords du ruisseau fangeux, et restent comme figés dans la boue noirâtre. C’est un bras de la Verbaz qui traverse la ville en formant des mares qui rendent les communications impraticables. Jamais nature plus riante et ville plus pittoresque ne furent l’objet d’un plus grand abandon; tout est plein de contrastes : comme dans toutes les villes orientales, la verdure et les fleurs sourient sur des masures en ruine, et de vieilles baraques de bois sont debout à côté de pavillons pimpans de couleur et d’un aspect plein de gaîté.

Dans cette première promenade faite à l’aventure, sans plan, sans explications, tout le reste de la ville en dehors du quartier serbe et du bazar, où les maisons sont groupées, me paraît consister en rues bordées de jardins clos de planches, au fond desquels les habitations sont cachées dans la verdure. Je suis des voies désertes, guidé par un fil télégraphique, et j’arrive à ce qui doit être