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raïas du rite grec ou catholiques romains. Le personnel du chemin de fer loge à la station même et, à partir de six heures, ne peut plus communiquer avec la ville. Le peu de Serbes qui sont restés sont claquemurés dans leurs maisons, qu’ils n’osent abandonner, de peur de les voir livrer aux flammes. Dans le quartier serbe, construit à la franca et composé de maisons dont quelques-unes ont une apparence décente, on me montre les demeures des colons les plus riches, aujourd’hui désertes ou gardées seulement par des serviteurs qui vivent de quelques grains de maïs et ne se montrent ni jour ni nuit. Ce quartier, qui s’étend de chaque côté de la route, n’a pas de caractère spécial; à gauche, regardant la plaine, se dresse le consulat du gouvernement austro-hongrois, dont le pavillon flotte au haut d’un mât. L’Autriche est la seule nation qui soit représentée ici ; les autres puissances ont leurs agens à Bosni-Séraï. Nous faisons halte dans le faubourg, sur une place séparée de la grande route par de larges fossés, c’est le marché des chrétiens, entouré de maisons de bois, de cabarets, d’auberges, de petites échoppes. Un Dalmate qui est venu se fixer ici, lors de la construction de la voie ferrée, pour entreprendre des travaux de terrassement, tient une sorte d’hôtel et un débit de liqueurs; il parle aussi facilement l’italien que le serbe, comme les Dalmates de la côte, et m’offre de me loger. Je prends congé des ingénieurs, qui me promettent leur visite au premier jour; ils me recommandent une grande prudence et me conseillent de me présenter chez le consul d’Autriche, si je veux éviter toute éventualité fâcheuse.

Un instant après avoir pris possession de mon logis, je pars, marchant droit devant moi sans rien savoir du lieu où j’arrive. Le faubourg serbe s’étend encore assez loin, puis les maisons s’espacent; on dirait qu’on quitte la ville pour entrer dans la campagne. La route, très-large et bordée d’arbres, traverse des jardins d’une végétation touffue, où, à moitié cachés par les hautes herbes et les jeunes arbustes, paissent des troupeaux en liberté. En y regardant de près, dans les herbes folles, on distingue des pierres grises qui disparaissent sous la mousse et les parasites : c’est le champ du repos, le cimetière de la ville turque, riant asile plein de lumière, plein de soleil et de chants d’oiseaux, où de grands arbres majestueux balancent leur ombre sur les pierres tombales couronnées du turban. De l’autre côté de la route, ce sont encore des jardins clos de planches vermoulues au fond desquels on devine des habitations. On ne se douterait point qu’on est au cœur d’une grande ville, mais la vie s’affirme à mesure qu’on avance : des enfans tout vêtus de rouge, comme des enfans de chœur, se bousculent au sortir d’une école, admonestés par leur maître d’école, thaleb à lunettes, à tête d’alchimiste, qui fait penser aux tableaux de Decamps; au