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que de deux jours l’un, le départ est à dix heures du matin. Je pars au petit jour après bien des péripéties, car ce n’est pas une chose simple de trouver un véhicule; nous suivons la route des confins militaires dans un chariot du pays, nous avons quatre heures devant nous pour gagner Novi. Il fait un froid très vif, un brouillard épais indique les sinuosités du fleuve; sur la plaine qui nous en sépare flotte un nuage argenté, la terre est couverte de givre. Réduit à communiquer par gestes avec l’enfant qui conduit, il me nomme les villages que nous traversons : Kuljane, Kosibrod, Divusa, Golubovac, Uncane, Struga et Zamljaka. Comme l’heure nous presse, nous allons à toute bride, durement cahotés sur le chariot, au fond duquel on a fait un lit de foin et qui, tout bien considéré, est d’une souplesse relative : l’impétuosité d’allures de nos petits chevaux rappelle celle des trotteurs russes. Au moment où nous sortons du village d’Uncane, nous entendons des coups de feu qui semblent venir de la route opposée; une foule éperdue se dégage des brouillards qui nous cachent les plaines bordant le fleuve, des troupeaux épars encombrent la route, des cris et des rumeurs s’élèvent des deux côtés du chemin, et nos chevaux reculent épouvantés par ces troupeaux qui se ruent sur eux en s’enchevêtrant dans l’attelage. Le conducteur saute à terre et tourne brusquement pour rétrograder, quoique je l’adjure de n’en rien faire. A mon tour, je me laisse glisser à l’arrière du chariot et cours au bord du fleuve. Malgré l’épais brouillard, malgré cet impuissance ridicule que crée l’ignorance de l’idiome serbe, je comprends vite la cause de tout ce tumulte.

Avant le lever du jour, une foule de 400 à 500 raïas poussant devant eux leurs troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs, a franchi la frontière sur ce point, abandonnant le territoire turc et fuyant leurs foyers. Quelques paysans des confins, Slaves et du rite grec comme les fugitifs, les attendaient, cachés dans les arbres de la rive opposée, pour leur prêter leur concours. Le lit de la Unna est peu profond, la plupart des chevaux et des bêtes à cornes, poussés par les raïas, ont sauté dans le fleuve; les vieillards, les femmes, les enfans et le menu bétail ont passé sur des radeaux ou des barques de planches mal jointes. Une fois sur la terre autrichienne, ils ont traversé la route, puis ils ont fait halte dans la plaine qui la borde. Au moment où nous passons, ils sont encore là, formant un vaste camp sans tentes, grelottant sous le froid du matin, assis ou couchés dans l’herbe gelée, confondus avec les animaux qui composent désormais toute leur fortune. C’est un lamentable spectacle : il n’y a pas un homme en état de porter les armes parmi ces 400 ou 500 fugitifs; tout ce qui était valide s’est