Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même où le terrain manque, et, sans plus d’inquiétude on passe au large jusqu’au moment où une nouvelle ornière creusée dans cette nouvelle route forcera les paysans à élargir encore le chemin aux dépens des propriétaires riverains.

Nous marchons ainsi d’un train très rapide pendant cinq heures, croisant de nombreuses charrettes toujours suivies de poulains en liberté; nous traversons Pracno, Novoselo, Komarévo, Blinskikut, Mazur, Panajni, villages à cabanes de bois d’un modèle uniforme, qui ressemblent à s’y méprendre à des villages turcs. Le signe caractéristique de ces hameaux, c’est la grande noria en forme de balance dominant chaque habitation, mue par une pierre qui fait contre-poids au seau destiné à puiser l’eau. Nous passons là au moment des récoltes; derrière les haies, sur les aires en avant des chaumières, les chevaux attachés à un pieu central font le manège pour détacher le grain de la paille. C’est la région des confins militaires : aux carrefours, sur de grandes plaques, on lit le nom du village, le numéro du régiment et celui de la compagnie dont il fait ou dont il faisait partie; tous les hommes portent le képi bleu à numéro de cuivre, et les costumes des femmes prennent un grand caractère. Sous l’auvent de chaque chaumière, à l’abri de la pluie, des guirlandes de maïs font une décoration qui n’est pas sans grâce; aux volets des fenêtres d’autres guirlandes de feuilles de tabac sèchent à l’air libre : c’est un privilège spécial à ces villages des confins de pouvoir semer, récolter et consommer le tabac sans tenir compte de la régie. Soumise à cette préparation sommaire, la feuille garde une âcreté qui la rend insupportable à nos palais; mais ce goût même plaît au gränzer, qui trouve d’ailleurs dans la jouissance du privilège une économie notable.

A une heure de l’après-midi nous entrons dans la Kostaïnicza autrichienne par une route qui côtoie la Unna en la dominant; la Kostaïnicza turque est sur l’autre bord. Sur la rive droite, on voit s’élever les minarets des mosquées, et sur les collines à l’horizon se dressent les karaüla ou corps de garde d’observation, tandis que sur la rive gauche les clochers ventrus peints en brun rouge et rehaussés d’or des églises autrichiennes se découpent sur le ciel. Une grande rue unique forme toute la ville, et les maisons ont une sortie d’eau; l’aspect diffère assez sensiblement de celui des villages de l’intérieur : il semble que, séparés des Turcs seulement par la largeur d’une nappe liquide, les habitans aient tenté d’affirmer davantage leur nationalité. Les enseignes originales découpées se balancent aux portes, les toits sont en fer ouvragé, les pignons sont peints comme au cœur de l’empire austro-hongrois; des frises vertes décorent les maisons, et les fenêtres sont doubles. Cette grande rue