Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confirme cette impression première. Le théâtre de la ville est subventionné, et ne joue que des pièces traduites en croate qui sont soumises à une censure sévère; c’est une des rares villes d’Autriche qui n’ait pas sacrifié au genre de l’opérette.

S’il n’y a pas là cette couleur locale que recherche le voyageur, il faut dire cependant que chaque jour, depuis les premières heures de la matinée jusqu’à midi, la place Jellachich offre un spectacle tout à fait séduisant. De tous les villages à dix lieues à la ronde, les paysannes viennent au marché; même après ceux de Zara, de Sébénico, de Knin, de Sign et de Raguse, les costumes des habitans de la région d’Agram sont d’un grand intérêt. Est-ce encore un ordre imposé? est-ce simplement une coutume locale? Toutes les paysannes se groupent à l’angle de la place dans un ordre bizarre dont la disposition offre le plan d’une roue : les jantes sont figurées par les files vivantes, s’épaulant dos à dos de manière à présenter la face aux chalands, et les espaces vides forment les rues du marché ; le moyeu serait la place laissée libre pour le dégagement de tous ces passages qui convergent au centre. La coloration générale de cette foule villageoise est blanche avec des points roses, piquée de notes vives qui chantent sur le fond clair. Il n’y a là que des femmes, celles de Cuterjè, Turopoglie, Berdovetz, etc.; la plupart d’entre elles débitent généralement des fruits, des raisins roses et noirs, quelques légumes et des menus objets de l’industrie locale. Chaque village a son costume très distinct; ce serait une mine pour un artiste, et on s’étonne de voir que la peinture nationale n’ait pas tiré meilleur parti de ces élémens. C’est comme un parterre fleuri d’où s’élève un léger murmure, car le paysan est silencieux, et l’ordre accompli dans lequel ces paysannes pittoresquement attifées se présentent au spectateur est un des caractères spéciaux de ce marché d’Agram. Il va sans dire que l’habitant de la ville, revêtu de notre vulgaire accoutrement, devenu depuis longtemps déjà la livrée de toute la civilisation du monde occidental, n’est plus frappé par la singularité du costume de la campagne croate; mais il est impossible au voyageur, même le plus indifférent à tout ce qui est couleur et forme, de ne pas s’arrêter longuement devant ces tableaux vivans.

Ce n’est pas que le type soit remarquable par la régularité des traits ou par l’expression, mais un artiste dirait de la plupart de ces physionomies qu’elles sont intéressantes, et en tout cas empreintes de caractère. J’ai encore devant les yeux une belle jeune fille de dix-huit à vingt ans, mince, longue, aux attaches fines, portant jusqu’au-dessus du genou la haute botte hongroise rouge qui disparaissait sous un simple jupon blanc aussi court qu’une jupe de