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Raguse était pour ainsi dire bloquée à cette époque; les correspondans politiques qui en avaient fait leur quartier-général, enfermés entre les hautes montagnes et la mer, étaient réduits à l’inaction. L’officier anglais avait beaucoup souffert de se voir pris dans ce cirque de la Tzerna-Gora, sans communications, sans relations, aussi ignorant des progrès de l’armée turque que de ceux des forces insurrectionnelles. Pour qui a vécu à Cettigné et à Raguse, il est facile de comprendre qu’on y manque d’horizon. Comme conclusion, on me conseillait d’entrer en Bosnie par les montagnes qui la séparent de la Dalmatie, en partisan, avec les groupes de Dalmates qui allaient s’enrôler sous la bannière d’un des chefs de bande, ou encore, muni de firmans, de teskerés pris à Constantinople même, d’avancer dans l’intérieur du pays à l’abri des forces ottomanes.

Comment exécuter le premier projet? Les frontières turques sont bien gardées depuis la Croatie jusqu’à Raguse; les routes n’existent point, les montagnards seuls peuvent affronter les passages du Vélébich et du mont Dinara sous l’œil de l’ennemi. J’avais eu de la peine à les franchir en pleine paix quelques mois auparavant; que serait-ce à cette époque troublée? D’ailleurs les moyens de transport et les ressources manquent, il faut tout porter avec soi, son lit de campagne et ses provisions, car, de tous les pays de l’Europe, la Dalmatie et l’Herzégovine sont peut-être les seuls où, la poche pleine d’or, un voyageur peut avoir faim, avoir soif et dormir sur la dure. On ne voyage qu’à cheval; les petits chevaux de Bosnie ne sont pas rares, mais depuis le commencement de l’insurrection jamais paysan slave ne se décide à louer une monture, car elle serait réquisitionnée à la première étape; de plus il faut un guide, et ce guide devient compromettant en temps de guerre, s’il est un rebelle, il est compromis, s’il ne l’est point. — Quant à la seconde hypothèse, il n’y a pas à la discuter, il faudrait beaucoup de temps et beaucoup d’influences pour être accepté dans un camp turc, et il ne saurait être question d’arriver à un tel résultat dans les conditions politiques actuelles, — sans parler de la répugnance qu’ont les officiers musulmans à recevoir des étrangers et des chrétiens dans leurs rangs.

Après avoir mûrement réfléchi, étudié la carte de l’état-major autrichien, ouvert une enquête auprès des rares personnes qui pouvaient me renseigner, réduit enfin le bagage à l’indispensable et obtenu le visa du consul de la Porte pour les provinces slaves de la Turquie, je partis seul par le nord, décidé à entrer en Bosnie par les confins militaires.