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féodalité, c’est-à-dire le pouvoir à court espace et la domination à frontières étroites, est tellement le gouvernement naturel de cette contrée, où chaque lieue de terre est séparée de la lieue voisine par les obstacles des montagnes, qu’il a fallu pour la déraciner un excès de destruction. Aussi aux deux grandes causes de ruine qui ont sévi sur toute la France, les guerres religieuses et la révolution française, est-il venu s’en joindre ici une troisième, moins ardente, bien plus implacable et autrement efficace que les deux autres, le cardinal de Richelieu. Il a décapité, rasé, démantelé autant qu’il a pu, et il a pu longtemps; cette volonté unique, mais froide, ferme et constante, a fait plus que n’auraient jamais fait les assauts multipliés des armées et les impétueux déchaînemens des passions populaires. Nulle page d’histoire ne saurait être aussi éloquente et aussi instructive que ce simple aspect du pays, où se lit cette persistance de la féodalité en Auvergne, et ces rencontres sans cesse renouvelées de ruines où se révèlent la lutte opiniâtre et le triomphe de Richelieu en caractères ineffaçables.

De tels pouvoirs, si bien fondés sur des habitudes séculaires et en si parfait accord avec le caractère physique des lieux, ont la vie dure. Frappée définitivement à mort par Richelieu, la féodalité auvergnate ne succomba pourtant pas immédiatement. Galvanisée par les troubles de la fronde, qui créèrent assez d’insécurité sociale pour donner à ses anciens penchans d’arbitraire l’occasion de s’assouvir librement et assez de faiblesse dans le pouvoir central pour qu’elle n’eût pas à craindre d’en être châtiée immédiatement, elle prolongea son agonie jusqu’à la majorité de Louis XIV, et c’est cette agonie dont nous voyons les derniers spasmes dans les Mémoires de Fléchier sur les grands jours de 1665. Cette lecture est aujourd’hui la préface obligée de tout voyage en Auvergne qui se propose un but d’investigation historique. Certes, si jamais artiste en style aima peu les gravures à la manière noire, c’est bien Fléchier, le mondain bienveillant, l’optimiste vertueux, dont le sourire toujours égal éclaire de la même lumière une galanterie aimable et une scélératesse insigne, et pourtant quels tableaux ressortent de ses récits sans ombres et sans contrastes! Les noms les plus illustres de la province, les Beaufort, les Montboissier, les d’Espinchal, les d’Apchier, noircis de crimes et salis de sang, une justice locale impuissante par poltronnerie ou silencieuse par complicité, un clergé délivré de toute discipline ecclésiastique par les difficultés de la surveillance, devenu aussi sauvage que les solitudes rustiques où il exerce son ministère, un peuple en proie à ce que la superstition a de plus noir, l’ignorance de plus dangereux et la férocité de plus sanguinaire, toujours disposé à prêter l’aide de sa brutalité à l’arbitraire dont il souffre, enfin ce goût de l’arbitraire également répandu