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qu’il ne partage avec personne. Si l’on vous dit que sa palette a la vertu propre aux opulentes palettes flamandes, espagnoles et italiennes, je vous ai fait connaître les motifs pour lesquels il vous est permis d’en douter. Si l’on vous dit qu’il a la main preste, adroite, prompte à dire nettement les choses, qu’elle est naturelle en son jeu, brillante et libre en sa dextérité, je vous demanderai de n’en rien croire, au moins devant la Ronde de nuit. Enfin, si l’on vous parle de son clair-obscur comme d’une enveloppe discrète et légère, destinée seulement à voiler des idées très simples, ou des couleurs très positives, ou des formes très nettes, examinez s’il n’y a pas là une nouvelle erreur et si, sur ce point comme sur les autres, Rembrandt n’a pas dérangé le système entier des habitudes de peindre. Si au contraire vous entendez dire que, désespérant de le classer, faute de noms dans le vocabulaire, on l’appelle luminariste, demandez-vous ce que signifie ce mot barbare, et vous vous apercevrez que ce terme d’exception exprime quelque chose de fort étrange et de très juste. Un luminariste serait, si je ne me trompe, un homme qui concevrait la lumière en dehors des lois suivies, y attacherait un sens extraordinaire, et lui ferait de grands sacrifices. Si tel est le sens du néologisme, Rembrandt est à la fois défini et jugé. Car, sous sa forme déplaisante, le mot exprime une idée difficile à rendre, une idée vraie, un rare éloge et une critique.

Je vous ai dit à propos de la Leçon d’anatomie, un tableau qui voulait être dramatique et qui ne l’est pas, comment Rembrandt se servait de la lumière quand il s’en servait mal à propos : voilà le luminariste jugé lorsqu’il s’égare. Je vous dirai plus loin comment Rembrandt se sert de la lumière quand il lui fait exprimer ce que pas un peintre au monde n’exprima par des moyens connus : vous jugerez par là de ce que devient le luminariste quand il aborde avec sa lanterne sourde le monde du merveilleux, de la conscience et de l’idéal, et qu’alors il n’a plus de maître dans l’art de peindre, parce qu’il n’a pas d’égal dans l’art de montrer l’invisible. Toute la carrière de Rembrandt tourne donc autour de cet objectif obsédant : ne peindre qu’avec l’aide de la lumière, ne dessiner que par la lumière. Et tous les jugemens si divers qu’on a portés sur ses œuvres, belles ou défectueuses, douteuses ou incontestables, peuvent être ramenés à cette simple question : était-ce ou non le cas de faire si exclusivement état de la lumière? Le sujet l’exigeait-il, le comportait-il, ou l’excluait-il ? Dans le premier cas, l’œuvre est conséquente à l’esprit de l’œuvre : infailliblement elle doit être admirable. Dans le second, la conséquence est incertaine, et presque infailliblement l’œuvre est discutable ou mal venue. On aura beau dire que la lumière est dans la main de Rembrandt comme un instrument merveilleusement