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de principes sont changés dans la manière de percevoir les objets et de les traduire. Il faut bien dire au contraire que chez les grands Italiens, prenons Léonard par exemple et Titien, si l’habitude d’introduire beaucoup d’ombres et peu de lumière exprimait mieux qu’une autre le sentiment qu’ils avaient à rendre, ce parti-pris ne nuisait pas non plus, et tant s’en faut, à la beauté du coloris, du contour et du travail. C’était comme une légèreté de plus dans la matière, comme une transparence plus exquise dans le langage. Le langage n’y perdait rien, soit en pureté, soit en netteté; il en devenait en quelque sorte plus rare, plus limpide, plus expressif et plus fort.

Rubens n’a pas fait autre chose qu’embellir et transformer par des artifices sans nombre ce qui lui paraissait être la vie dans une acception préférée. Et si sa forme n’est pas plus châtiée, ce n’est certes pas la faute du clair-obscur. Dieu sait au contraire quels services cette incomparable enveloppe a rendus à son dessin. Que serait-il sans lui, et quand il est bien inspiré que ne devient-il pas grâce à lui? L’homme qui dessine, dessine encore mieux avec son aide, et celui qui colore, colore d’autant mieux qu’il le fait entrer sur sa palette. Une main ne perd pas sa forme pour être baignée de fluidités obscures, une physionomie son caractère, une ressemblance son exactitude, une étoffe, sinon sa contexture, au moins son apparence, un métal le poli de sa surface, et la densité propre à sa matière, une couleur enfin son ton local, c’est-à-dire le principe même de son existence. Il faut que cela soit tout autre chose et cependant demeure aussi vrai. Les œuvres savantes de l’école d’Amsterdam en sont la preuve. Chez tous les peintres hollandais, chez tous les maîtres excellens dont le clair-obscur fut la langue commune et le langage courant, il entre dans l’art de peindre comme un auxiliaire; et chez tous il concourt à produire un ensemble plus homogène, plus parfait et plus vrai. Depuis les œuvres si pittoresquement véridiques de Pierre de Hooch, d’Ostade, de Metzu, de Jean Steen, jusqu’aux inspirations plus hautes de Titien, de Giorgion, de Corrège et de Rubens, partout on voit l’emploi des demi-teintes et des larges ombres naître du besoin d’exprimer avec plus de saillie des choses sensibles ou de la nécessité de les embellir. Nulle part on ne peut les séparer de la ligne architecturale ou de la forme humaine, de la lumière vraie ou de la couleur vraie des choses. Rembrandt seul, sur ce point comme sur tous les autres, voit, pense et agit différemment.

Je n’ai donc pas eu tort de disputer à ce génie bizarre la plupart des dons extérieurs qui sont le partage ordinaire des maîtres, car je ne fais que dégager jusqu’à l’évidence la faculté dominante