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soit à Harlem, c’est précisément la parenté de l’ombre et de la lumière et l’identité du ton local à travers tous les incidens de la lumière.

Est-ce ainsi que procède Rembrandt? Il suffit d’un coup d’œil jeté sur la Ronde de nuit pour s’apercevoir du contraire. Sauf une ou deux couleurs franches, deux rouges et un violet foncé, excepté une ou deux étincelles de bleu, vous n’apercevez rien dans cette toile incolore et violente qui rappelle la palette et la méthode ordinaire d’aucun des coloristes connus. Les têtes ont plutôt les apparences que le coloris propre à la vie. Elles sont rouges, vineuses ou pâles, sans avoir pour cela la pâleur vraie que Velasquez donne à ses visages, ou ces nuances sanguines, jaunâtres, grisâtres ou pourprées que Frans Hals oppose avec tant de finesse lorsqu’il veut spécifier les tempéramens de ses personnages. Dans les habits, les coiffures, dans les parties si diverses des ajustemens, la couleur n’est pas plus exacte ni plus expressive que ne l’est, comme je l’ai dit, la forme elle-même. Quand un rouge apparaît, c’est un rouge assez peu délicat par sa nature et qui exprime indistinctement la soie, le drap, le salin. Le garde qui charge son mousquet est habillé de rouge de la tête aux pieds, depuis son feutre jusqu’à ses souliers. Vous apercevez-vous que les particularités physionomiques de ce rouge, sa nature, sa substance, ce qu’un coloriste vrai n’eût pas manqué de saisir, aient un seul moment occupé Rembrandt? On dit que ce rouge est admirablement conséquent dans son ombre et dans sa lumière : en vérité, je ne crois pas qu’un homme quelque peu habitué à manier un ton puisse être de cet avis, et je ne sup- pose pas que ni Velasquez, ni Véronèse, ni Titien, ni Giorgion, pour écarter Rubens, en eussent admis la composition première et l’emploi. Je défie qu’on me dise comment est babillé le lieutenant, et de quelle couleur est son habit. Est-ce du blanc teinté de jaune? Est-ce du jaune décoloré jusqu’au blanc? La vérité, c’est que ce personnage devant exprimer la lumière centrale du tableau, Rembrandt l’a vêtu de lumière, fort savamment quant à son éclat, fort négligemment quant à sa couleur.

Or, et c’est ici que Rembrandt commence à se trahir, pour un coloriste, il n’y a pas de lumière abstraite. La lumière en soi n’est rien : elle est le résultat de couleurs diversement éclairées et diversement rayonnantes d’après la nature du rayon qu’elles renvoient ou qu’elles absorbent. Telle teinte très foncée peut être extraordinairement lumineuse; telle autre très claire peut au contraire ne l’être pas du tout. Il n’y a pas un élève de l’école qui ne sache cela. Chez les coloristes, la lumière dépend donc exclusivement du choix des couleurs employées pour la rendre et se lie si étroitement au