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était, ce qu’il faisait là, et n’ont rien imaginé qui les satisfasse. Une seule chose m’étonne, c’est qu’on argumente avec Rembrandt, comme si lui-même était un raisonneur. On s’extasie sur la nouveauté, l’originalité, l’absence de toute règle, le libre essor d’une inspiration toute personnelle qui font, comme on l’a dit très bien, le grand attrait de cette œuvre aventureuse. Et c’est précisément la fine fleur de ces imaginations un peu déréglées qu’on soumet à l’examen de la logique et de la raison pure. Mais si par hasard, à toutes ces questions un peu vaines sur le pourquoi de tant de choses qui probablement n’en ont pas, Rembrandt répondait ceci : « Cette enfant, c’est un caprice non moins bizarre et tout aussi plausible que beaucoup d’autres dans mon œuvre gravée ou peinte. Je l’ai placée comme une étroite lumière entre de grandes masses d’ombres, parce que son exiguïté la rendait plus vibrante et qu’il m’a convenu de réveiller par un éclair un des coins obscurs de mon tableau. Sa mise est d’ailleurs le costume assez ordinaire de mes figures de femmes, grandes ou petites, jeunes ou vieilles, et vous en trouvez le type à peu près semblable fréquemment dans mes ouvrages. J’aime ce qui brille, et c’est pour cela que je l’ai vêtue de matières brillantes. Quant à ces lueurs phosphorescentes dont on s’étonne ici, tandis qu’ailleurs elles passent inaperçues, c’est dans son éclat incolore et dans sa qualité surnaturelle la lumière que je donne habituellement à mes personnages quand je les éclaire un peu vivement, » ne pensez-vous pas qu’une pareille réponse aurait de quoi satisfaire les plus difficiles et que finalement, les droits du compositeur étant réservés, il n’aurait plus de compte à nous rendre que sur un point : la façon dont il a traité le tableau?

On sait à quoi s’en tenir sur l’effet que produisit la Ronde de nuit, lorsqu’elle parut en 1642. Cette tentative mémorable ne fut ni comprise ni goûtée. Elle ajouta du bruit à la gloire de Rembrandt, le grandit aux yeux de ses admirateurs fidèles, le compromit aux yeux de ceux qui ne l’avaient suivi qu’avec quelque effort et l’attendaient à ce pas décisif. Elle fit de lui un peintre plus étrange, un maître moins sûr. Elle passionna, divisa les gens de goût suivant la chaleur de leur sang ou la raideur de leur raison. Bref on la considéra comme une aventure absolument nouvelle mais scabreuse qui le fit applaudir, pas mal blâmer et qui au fond ne rassura personne. Si vous connaissez à ce sujet les jugemens qu’ont exprimés les contemporains de Rembrandt, ses amis, ses élèves, vous devez voir que les opinions n’ont pas sensiblement varié depuis deux siècles et que nous répétons à peu de chose près ce que ce grand homme téméraire put entendre dire de son vivant.