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patriarcal, de ce roi biblique et homérique est placé si haut que l’historien du XIXe siècle aurait eu certainement de la peine à en trouver quelque part un exemplaire. Est-ce un motif pour se consoler si aisément du refus du prince Léopold ? Je ne le pense pas. S’il eût accepté cette mission, non-seulement la condition extérieure de la Grèce en aurait profité, comme Gervinus est bien obligé d’en convenir, mais à l’intérieur même, dans le développement de sa vie sociale, que de sombres épisodes lui eussent été épargnés ! On n’aurait vu certainement ni un marin illustre contraint de brûler la flotte nationale, ni une tribu de héros forcés de recourir à l’assassinat. Quant à cet aiguillon intime qui, dit-on, s’il eût existé, ne lui eût pas permis de se dérober à sa tâche, il est avéré que le prince l’a ressenti encore pendant bien des années. Au milieu même de ses succès sur un théâtre tout différent, il pensait constamment aux Hellènes, il se rappelait ces jours d’enthousiasme où il se préparait à devenir leur législateur et leur père, il regrettait avec larmes de n’avoir pu réaliser ce noble rêve. « La Belgique n’est que de la prose, disait-il confidentiellement à Stockmar, c’est la Grèce qui eût satisfait les besoins poétiques de mon âme. »

Stockmar, homme de calcul et que l’imagination ne tourmentait guère, lui répondait en toute franchise : « La poésie que vous eût procurée la Grèce, j’en fais un cas médiocre. Les hommes ne voient que les mauvais côtés des choses qu’ils possèdent ; aux choses qu’ils ne possèdent pas, ils ne voient que les avantages. Voilà pour moi toute la différence entre la Grèce et la Belgique. Je reconnais pourtant que la vie du premier roi des Hellènes, lorsqu’il sera mort après bien des épreuves, pourra offrir aux poètes une riche matière d’inspirations épiques. » Cette lettre, que le fils de Stockmar a publiée sans en donner la date, appartient sans doute aux premiers temps de la royauté belge, à la période où les Hellènes n’ont pas encore de souverain, où une régence tient la place du jeune prince Othon jusqu’à sa majorité, où personne enfin ne peut pressentir ce que sera le premier roi de la Grèce. Qui avait raison de Stockmar ou du prince Léopold ? Prose ou poésie, que fallait-il préférer ? Ce sont là des curiosités bien vaines après que l’histoire a suivi son cours et que le temps a fait son œuvre. La seule chose à dire, c’est que ni la Belgique ni le prince Léopold, on le verra par une prochaine étude, n’ont eu à se plaindre de la destinée.


SAINT-RENE TAILLANDIER.