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possibles, voyaient déjà les fils de George III mourant sans héritiers et le prince Léopold leur apparaissait comme une ressource[1].

Est-il nécessaire de rassembler ici les principaux témoignages de cette immense douleur ? L’homme qui trois ans plus tard fut le défenseur de la reine Caroline devant la chambre des lords, l’illustre Brougham, a dit énergiquement dans son Portrait de George IV : « Pour quiconque a vu de ses yeux dans quelle désolation profonde, universelle, la mort de la princesse Charlotte a plongé l’Angleterre, toute description est superflue ; pour quiconque ne l’a point vu, toute description est impossible[2]. » Laissons pourtant éclater sur cette tombe une des grandes voix du siècle. Lord Byron est à Venise. Il achève son poème, le Pèlerinage de Childe-Harold. Après de brillantes digressions, il se demande tout à coup ce qu’est devenu son héros. « Voilà, dit-il, ses dernières paroles, son pèlerinage est terminé, ses visions sont finies, il rentre dans le néant, si toutefois on a jamais pu le classer parmi les êtres qui vivent et qui souffrent, s’il a jamais été autre chose qu’une création imaginaire. N’en parlons plus. Son ombre se perd dans le gouffre de la destruction. » Ce gouffre, le poète le voit béant devant lui, il voit les vapeurs qui en sortent, linceul sinistre à travers lequel toutes choses apparaissent comme des fantômes, voile noir qui s’abaisse sur tout ce qui a brillé parmi nous jusqu’à l’heure « où la gloire elle-même n’est plus qu’un sombre crépuscule et fait luire à peine une mélancolique auréole sur les limites des ténèbres. » Au milieu de ces réflexions désolées, soudain du fond de l’abîme, à travers ces voiles et ces linceuls, une lamentation immense arrive à son oreille :


« Écoutez ! une voix s’élève de l’abîme, un long et sourd murmure, un murmure lointain, une clameur effrayante, comme celle d’un peuple qui saigne d’une profonde et incurable blessure. Au milieu de l’orage et des ténèbres, la terre s’ouvre béante. Le gouffre est plein de fantômes. Le premier de tous semble une reine, bien que son front ne porte pas de couronne. Elle est pâle, mais belle, et, dans ses maternelles angoisses, elle étreint un enfant à qui son sein est inutile.

« Fille des princes et des rois, où es-tu ? espoir de plusieurs nations, es-tu morte ? la tombe ne pouvait-elle t’oublier ? ne pouvait-elle prendre une tête moins majestueuse et moins chère ? Au milieu d’une nuit de douleurs, lorsque ton cœur, mère d’un moment, saignait encore sur ton enfant, la mort mit fin pour toujours à cette souffrance. Avec toi se sont

  1. Voyez Denkwürdigheiten und Vermitchte Schriften, von K. A. Varnhagen von Ense, Leipzig 1843, t. IV, p. 301-302.
  2. Voyez Historical Sketches of statesmen, etc., t. II, p. 43.