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le neuf paraissait mauvais à ces vieux serviteurs, ils faisaient les plus respectueuses observations où revenaient sans cesse les mots « inutile » et « impossible, » qui ne plaisaient point à Frédéric. Des représentations véhémentes et des châtimens bien appliqués vinrent à bout de la résistance ouverte ou cachée. C’est avec une véritable indignation que le roi parle des récalcitrans : il les traite d’individus « méchans et sans conscience ; » il les accuse d’avoir fait entre eux « une entente infernale pour maltraiter les colons qu’il appelle dans sa patriotique sollicitude ; » il leur enjoint de cesser tout de suite une « conduite honteuse, impie et nuisible au pays. » Quand un prince comme Frédéric parlait un pareil langage, il ne restait plus qu’à obéir : c’est ce qu’où fit, et tel qui au fond de l’âme pestait contre les ordres du prince se fit gourmander pour des excès de zèle commis en les exécutant.

Les colons eux-mêmes causaient au roi de graves embarras. Il en arrivait de tous les pays du monde. Ce n’étaient plus, comme jadis, presque tous de graves et pieux réformés conduits par leur conscience, et si exacts serviteurs de Dieu qu’ils devenaient tout de suite les serviteurs du roi. Les chambres provinciales n’avaient pas tort de se plaindre qu’il y eût parmi eux des aventuriers. Plus d’un ne se fit pas scrupule d’exploiter malhonnêtement le bon vouloir du souverain. On en signala qui s’étaient fait payer à deux reprises les frais de voyage, ou qui plusieurs fois étaient sortis du royaume pour y rentrer et toucher chaque fois la prime d’arrivée. D’autres croyaient tout naïvement que leur présence suffisait au roi, et que celui-ci n’avait rien à leur demander, si ce n’est des enfans. « Voici la moisson mûre, disaient-ils aux inspecteurs ; qui est-ce qui va la couper ? » Ils s’estimaient des manières de personnages, et, quand ils étaient mécontens, ils menaçaient de s’en aller, en donnant, si je puis dire, leur démission de colons. Un jour l’un d’eux, des plus favorisés, eut l’audace de dire au roi en pleine figure qu’il allait, avec sa famille, chercher un pays où il fit meilleur à vivre. « Tu as cent fois raison, mon ami, repartit Frédéric ; moi qui te parle, si je connaissais un endroit où je fusse mieux qu’ici, j’irais bien aussi. » Pourtant les désertions l’exaspéraient ; mais c’est aux chambres provinciales qu’il les imputait. En vain cherchaient-elles à lui représenter que les déserteurs étaient des ivrognes, et leur départ un débarras : il se fâchait tout rouge, prescrivait un redoublement de surveillance, des revues deux fois la semaine. On lui proposa d’exiger des colons le serment de demeurer ; il est inutile, répondit-il, de multiplier les sermens, car on en viole déjà bien assez. Il recourut pour empêcher ces sortes d’évasions à un moyen plus sûr en forçant les magistrats du lieu à payer l’argent dépensé pour les fugitifs. Il accordait volontiers à ceux qui se répandaient